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L’art en action comme pratique critique des usages normés

Les « arts tekhnê-logiques », tels que nous venons de les élaborer, ne doivent donc pas être compris comme une catégorie supplémentaire dans laquelle on enfermerait des pratiques répondant à des critères subjectifs. C’est davantage un champ ouvert (comme peut l’être une interprétation) à des pratiques, à des œuvres et des imaginaires hétérogènes. Leur point commun est de travailler sur et avec les technologies qui deviennent donc autant une thématique qu’un outil. Dans cette perspective les TIC ne désagrègent pas l’œuvre d’art dans son authenticité (par les effets de circulations et d’immédiateté de la duplication sur le Web), elles deviennent l’outil de sa performance, et parfois en ressortent elles-mêmes transformées : trans-formées dans leur agencement technique mais aussi symbolique.

Le degré supplémentaire de duplication ou de reproductibilité de l’œuvre peut en effet entraîner la perte de l’Aura [BENJAMIN] si nous considérons l’œuvre d’art sous sa forme traditionnelle (essentialiste). Les arts tekhnê-logiques ne sont pas là pour remplacer les arts traditionnels comme par exemple la peinture, ils peuvent les intégrer dans leur champ puisque la peinture est, elle aussi, une façon de faire travailler ensemble des techniques, des usages et des imaginaires, et donc de construire un entre-deux entre l’art et la technologie. C’est ce qui se passe actuellement par exemple avec la « Jeune Peinture Allemande » [a.73] à Leipzig en Allemagne : ce sont des manifestations contemporaines d’une démarche d’apparence Moderniste. Ces artistes intègrent dans la création de leurs tableaux ou de leurs sculptures (des œuvres par conséquent uniques et non duplicables) la dimension de la perte de l’aura des photographies : ils reproduisent avec leurs pinceaux et sur des tableaux des images médiatisées dans les revues ou les journeaux d’actualité. En reproduisant « à la main » des photographies journalistiques sur des toiles de grande dimension, ces jeunes peintres donnent aux images une unicité et une facture particulière.

Les images initialement dupliquées et reproductibles à l’identique deviennent des images uniques, artisanales et picturales. En opérant un détournement, ou plus précisément un déplacement, ils questionnent les procédés d’information et de communication, ces

procédés (et ces technologies) ne les menaçant pas dans leur existence singulière, existence « non transmissible » autrement que par des expositions traditionnelles.

A l’inverse, certains arts tekhnê-logiques, nous l’avons vu avec M.Benanyoun, et nous le verrons avec d’autres artistes, s’essayent à reconquérir une nouvelle Aura en intégrant par exemple des spécificités techniques du Web comme une « matière première » de la création et non pas comme un seul moyen de duplication ou de transmission. Benayoun a par exemple tenté de dé-configurer notre relation au réseau, essayé de recréer de nouvelles niches d’usages, [J. PERRIAULT, 1989] c’est-à-dire créer des innovations d’usages. Mais au lieu d’être crées à la suite d’une logique d’invention, ces niches sont créées par les artistes d’après l’existant, c’est-à-dire le « déjà-là », ce qui est, depuis longtemps, sorti de l’étape d’innovation pour s’ancrer dans des usages sociaux larges. La création artistique, correspondant à une « nouvelle » procédure d’intégration dans le champ social d’une ancienne innovation, peut produire une « in-novation », c’est-à-dire fabrique du nouveau à partir de l’existant, en le déplaçant symboliquement, et parfois matériellement, en jouant avec sa forme sociale et technique.

Ces niches d’usages ne doivent pas être comprises comme des retraits, ou des séparations, comme un repli sur soi, mais comme un lieu branché vers de nouveaux usages, de nouvelles pratiques, où la connexion se joue différemment de la connexion usuelle : proposer au spectateur une autre expérience de la connexion (et éventuellement de la dé-connexion). C’est une manière de déterritorialiser les pratiques, et donc de reconstituer un imaginaire, une nouvelle façon de concevoir ou d’utiliser le Web. La question de la disparition de l’art avec la généralisation des technologies de l’information et de la communication est une fausse question. La question de sa trans-formation est par contre évidente, mais dans le même temps, comme nous venons de l’évoquer avec les jeunes peintres allemands, les « anciennes » catégories et pratiques se ré-agencent.

Ces pratiques tekhnê-logique peuvent s’appuyer sur des techniques anciennes ou plus récentes (pour créer de nouvelles in-novations). Elles peuvent aussi contribuer à en inventer de nouvelles (dans ce cas c’est une novation). Dans chacun de ces cas, elles sont une façon d’observer la relation entre l’usage et l’innovation, entre l’innovation et l’invention, mais aussi de l’éprouver esthétiquement. Un agencement artistique peut alors créer de nouveaux usages, de nouvelles pratiques, grâce au nouveau rapport qu’il établit entre l’usage et le technique.

Les arts tekhnê-logiques nous auront donc permis, dans un premier temps, de poser les conditions nécessaires à une observation, à savoir délimiter un champ (avec le risque de la réduction), même si celui-ci se trouve travailler de l'intérieur de problématiques qui lui sont extérieures, et nous ont conduit à mettre en relation les usages avec les représentations, les pratiques avec les discours. Penser la technique du point de vue artistique et, inversement, l'art du point de vue de la technique, sont les deux pôles de notre recherche pour essayer de déterminer, de cet entre-deux, comment les artistes peuvent éventuellement innover dans le domaine des usages liés aux technologies de l’information et de la communication et tenter de comprendre comment les usages en général peuvent être analysés.

La création d’un champ à la fois spécifique et transversal est aussi une manière de se sortir des vieux débats qui opposent les points de vues peu nuancés (les technophobes et les technophiles) et de reconsidérer les catégorisations étanches entre l’art contemporain et les arts technologiques. Ce qui devrait nous éviter le piège d'un déterminisme technique ou, à l’inverse, d'un déterminisme social.

C’est aussi une tentative d’inclure dans l’analyse de l’œuvre d’art, le processus qui a contribué à la créer, c’est-à-dire intégrer la question des usages, pas seulement des spectateurs (avec une théorie de la réception), mais des usages de l’artiste et de ses contributeurs. Cette observation de l’art en action pose problème puisque, généralement, nous arrivons trop tard, lorsque l’œuvre (qu’elle soit éphémère ou non, matérielle ou immatérielle) est déjà là. Ce qui a été le cas avec Crossing Talks, même si nous nous sommes attachés à enquêter sur l’histoire de production de cette installation.

Mais poser la question des usages, c’est ne pas se limiter pour autant à l’observation des pratiques, du faire (ce qui correspond à établir une histoire de production de la conception à sa réalisation), c’est aussi les associer aux représentations, aux postures critiques, à l'imaginaire porté par les acteurs.

Partie III

Résistances des usages réels aux usages