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TECHNOLOGIE INVISIBLE »

A l’image de ces disciplines, un ensemble de chercheurs français commencent à placer les instruments au cœur de leur approche méthodologique à partir de la fin des années 70. Dans le sillage des travaux du Centre de Gestion Scientifique (CGS) de l’Ecole des Mines de Paris et du Centre de Recherche en Gestion (CRG) de l’Ecole Polytechnique, naît ainsi une « école française des outils de gestion » (Aggeri et Labatut, 2010). Son point commun est de prendre le contrepied des représentations selon

lesquelles la gestion serait une « affaire de volontés » et les instruments de simples « auxiliaires » des managers. A l’inverse, cette école met en évidence que les instruments constituent en réalité une « technologie invisible » qui exerce un « effet de structuration sur le réel » et produit des effets qui échappent aux prises des individus (Berry, 1983).

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3.2.1. Emergence d’une école de pensée

Son émergence apparaît indissociable du phénomène empirique du développement de nouvelles figures d’acteurs dans les grandes organisations, telles les ingénieries, qui est constaté à partir des années 1960, et entraine une prolifération de nouveaux instruments (Aggeri et Labatut, 2010 ; Hatchuel et Weil, 1992). De premiers travaux similaires visant à formaliser l'approche par les outils de gestion voient ainsi le jour au Royaume-Uni dans les années 1970 et 1980 (Hopwood, 1974). Cette école s’inspire également des travaux de Michel Foucault. Pour ce dernier, « les formes contemporaines de gouvernement et de gestion s'exercent dans le détail des instrumentations » (Aggeri et Labatut, 2010 ; Hatchuel et al., 2005).

Son apparition dans le paysage des sciences de gestion francophone apparaît également indissociable d’une conception originale de la recherche en gestion qu’elle formalise, la recherche-intervention (Aggeri, 2016 ; David, 2012). Elle s’oppose ainsi à des recherches « en chambre » telles que celles inspirées de la recherche opérationnelle, courant des mathématiques appliqués vise à produire des instruments de gestion à destination des managers dans une optique d’aide à la décision. Dans cette approche, la formalisation de l’outil passe en effet par le développement d’algorithmes qui permettraient de résoudre un problème multicritère, et l’action des chercheurs porte uniquement sur la conception de l’outil. Ces derniers font toutefois alors face à une problématique récurrente, à savoir le manque d’appropriabilité par les acteurs de l’entreprise. A l’inverse, c’est l’intégration au terrain prôné par l’école française des instruments de gestion qui permettrait de modéliser scientifiquement les problèmes rencontrés par les entreprises et de développer des outils d’aide à la décision ayant un impact sur leur gestion.

Sur le plan épistémologique, ces études s’inscrivent dans la lignée des travaux d’Herbert Simon (1969). Pour ce dernier, la rationalité des acteurs est limitée, ou procédurale. L’acteur en entreprise arrête ainsi sa décision en fonction de l’information disponible, de ses capacités et de ses objectifs propres, et donc notamment en fonction des instruments qu’il a à sa disposition. Michel Berry rappelle ainsi que chacun des « comportements sont rationnels, chacun s'adaptant logiquement à son environnement local, l'organisation n'étant qu'une juxtaposition de logiques relatives dont la rationalité globale peut paraître problématique » (Berry, 1983).

A partir des années 1990, cette école s’inscrit enfin dans le contexte plus global d’un renouveau des approches micro-analytiques de la gestion (Aggeri et Labatut, 2010). Un courant « situé » émerge ainsi dans les pas de Suchman (1987). Il repositionne les actions dans leur contexte. L’action des individus serait ainsi située dans un contexte matériel, physique, social, technique, et est donc notamment toujours instrumentée par le biais d’artefacts. De son côté, Hutchins (1994) développe la notion de «

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cognition distribuée », par laquelle il explique que les connaissances sont distribuées au sein d’un système socio-technique qui comprend également notamment des artefacts.

3.2.2. Instruments, dispositifs et instrumentation : éléments de définition

Une question émerge toutefois à ce stade : qu’entendent les sciences de gestion au travers des termes mentionnés d’outils, d’instruments, de dispositifs ou encore d’instrumentation ?

De premières définitions ont été introduites par Moisdon (1997). Pour ce dernier, l’outil constituerait une « formalisation de l'activité organisée » et un « ensemble de raisonnements et de connaissances […] reliant de façon formelle un certain nombre de variables issues de l'organisation ». Ils seraient caractérisés par une double dimension, en l’occurrence des « savoirs prélevés pour contrôler, conduire et orienter l’activité » et en retour des savoirs qui émergent de leur usage (Moisdon, 2005). Selon cette première tentative de définition, le dispositif serait lieu un « arrangement d’outils, de règles et d’acteurs en vue d’une finalité » (ibid).

Face au constat de l’emploi flou, variable, voire interchangeable de ces notions, Aggeri et Labatut (2010) introduisent de premières définitions affinées. Par opposition aux outils, l’instrument aurait

une dimension politique explicite ou implicite et ne serait pas « axiologiquement neutre ». Il viserait donc le « contrôle des comportements » et serait « destiné à produire des effets ». Sa conception relèverait d’une « opération de pensée intellectuelle ». Les auteurs soulignent également que quelle

que soit sa nature, et donc notamment s’il est technique, un instrument peut être qualifié de gestionnaire à partir du moment où il participe à une activité de gestion (Hatchuell, 2000), et donc à un de ses actes élémentaires : déléguer, évaluer, ou coordonner (Hatchuel et Moisdon, 1993).

Le dispositif gestionnaire désignerait lui « un agencement d’instruments et d’acteurs ». Il

constituerait le produit d’une intervention gestionnaire délibérée, et guiderait vers des finalités assignées (Aggeri et Labatut, 2010). Se basant sur le constat de la non séparabilité des idées, programmes, théories et de leur matérialisation en discours et instruments, l’auteur en donne ultérieurement une définition élargie (Aggeri, 2014). Au-delà des instruments et des acteurs, le dispositif serait ainsi un « agencement d’éléments hétérogènes » qui peuvent tout aussi bien être matériels, cognitifs et discursifs, et contient notamment « des espaces d’action différenciés visant à cadrer et à guider les conduites des gouvernés vers des fins assignées ».

En tant que techniques managériales, ces instruments et dispositifs seraient composés de trois dimensions :

- Tout d’abord le « substrat technique » qui est utilisé par les acteurs, comme par exemple des grilles d’analyse ou des processus ;

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- Mais également la « vision simplifiée des relations organisationnelles » en fonction de laquelle ils ont été construits ;

- Et enfin une « philosophie gestionnaire », qui précise le but général donné à l’utilisation de cette technique en fonction d’un « système de concepts ».

L’instrumentation consisterait enfin en des « activités de conception et d’utilisation d’instruments dans un domaine d’activité spécifique et qui renvoient à des formes d’expertise identifiables » (Aggeri et Labatut, 2010). Dans cette perspective, la stratégie et le management peuvent ainsi être étudiés comme une ingénierie qui consiste alors en « une activité de conception de dispositifs qui structure et rend possible une action collective » (Aggeri et Labatut, 2010).

Ces idées sont reprises aujourd’hui, dans une tradition qui demeure vivace. Chiapello et Guilbert (2016) avancent ainsi des idées similaires. Pour eux, les instruments seraient des « acteurs non- humains » dont les fonctions seraient triples. Epistémique, les outils créeraient et proposeraient des connaissances. Pratiques, ils habiliteraient et contraindraient l’action. Enfin, politiques, ils agiraient sur les rapports de pouvoirs.

3.2.3. La problématique « outil-organisation », où comment s’assurer qu’instruments et dispositifs produisent des effets structurants sur les organisations

Dans les années 1980, cette école se concentre sur ce qu’on nomme la « problématique outils- organisations ». Le constat qu’elle formule est le suivant : la conception et la mise en place d’instruments et dispositifs ne garantit pas qu’ils produisent des effets structurants dans les organisations. Leur insertion dans les organisations s’avère à l’inverse régulièrement problématique

(Aggeri et Labatut, 2010). Ils sont en effet souvent détournés des fonctions qui leur avaient été

initialement attribuées, ou deviennent rapidement obsolètes. De manière plus générale, leur mise en place est donc souvent synonyme d’échec.

Parmi les causes de ces difficultés d’intégration, Abrasart et Aggeri (2002) mettent en évidence qu’on peut notamment trouver un désalignement entre d’un côté la réalité organisationnelle et la vision simplifiée des relations organisationnelles ou la philosophie gestionnaire qui sont sous-jacentes à l’instrument ou au dispositif déployé.

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3.2.4. De « modes d’existence » de l’instrumentation gestionnaire

L’école française des instruments de gestion met enfin en avant les différents « modes d’existence » de l’instrumentation gestionnaire (Moisdon, 1997).

En parallèle de leur fonction normative de conformation des comportements à un type de rationalité établi, de nouvelles doctrines d'usage seraient ainsi progressivement apparues depuis les années 1980. L’instrumentation pourrait ainsi servir à « l'exploration du nouveau », avec pour objectif de créer

et de propager de nouveaux savoirs ou à concrétiser des processus d’innovation managériale en vue de piloter du changement (David, 1998 ; Hatchuel et Molet, 1986). L’instrumentation constituerait ainsi une forme privilégiée d’intervention en vue de construire de nouvelles capacités d’action (Joas, 1999) et de participer à la transformation des activités et des organisations (Aggeri et Labatut, 2010).

3.3. COMMENT L’INSTRUMENTATION D’ACTION PUBLIQUE IMPACTE-T-ELLE LES BUSINESS

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