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Tags et Pubs…

L’authentique scandale, c’est que des gens croient encore que la publicité, c’est vrai.

(Jean Dion)

Au conseil communal, trois porte-paroles des co-mités d’îlots posèrent le problème des tags qui envahis-saient les murs de leurs quartiers. De nombreux proprié-taires s’étaient plaints d’avoir retrouvé leur façade fraî-chement peinte, recouverte de dessins immondes et de signatures incompréhensibles. Toutes les tentatives pour éradiquer ce fléau avaient échoué. Les tagueurs opéraient la nuit, bien protégés par des guetteurs armés de télé-phones portables, les prévenant à distance de la moindre alerte. Ils étaient aussi imprenables que leurs tags étaient indélébiles. Des habitants avaient tenté de ramener les jeunes à la raison en questionnant leurs propres adoles-cents, en leur demandant de faire passer le message auprès de leurs copains. Mais rien n’y faisait, les tags réapparais-saient toujours, par vagues successives, et devenaient in-supportables. Les porte-paroles demandaient donc au con-seil un avis pour lutter contre ces dégradations. Fallait-il interdire la vente des gros feutres et des bombes de pein-tures ? Fallait-il placer secrètement une vidéo dans un en-droit stratégique pour prendre les tagueurs en flagrant dé-lit ?

Le conseiller chargé de l’éducation fit remarquer qu’avant de réprimer, il serait peut être plus intéressant de comprendre. Si les jeunes déployaient tant d’astuces pour

apposer leurs signatures sur les murs de la ville, s’ils éprouvaient le besoin de marquer leur passage de sigles cabalistiques indéfiniment répétés, cela devait avoir un sens. Qui s’étonne de voir un chien déposer consciencieu-sement trois gouttes d’urine tous les dix mètres ? Tout le monde connaît le sens de cette pratique de marquage de territoire. Pour les tagueurs, il en allait sans doute de même : celui qui ne se sent bien nulle part, qui a l’impression d’être rejeté partout, marque son territoire et son passage. Il exprime ainsi ce qu’il ne peut pas dire avec des mots, n’ayant pas la maturité, la culture ou la capacité d’analyse suffisante pour le faire.

- Vous voulez dire qu’il faut les laisser faire, comme les chiens, demanda le porte-parole de l’îlot Victor Hugo ? - Non. Je dis que si l’on arrive à redonner la parole à ces jeunes, ils s’arrêteront d’eux-mêmes de taguer vos murs. - Alors, ce n’est pas demain la veille ! L’homme préhisto-rique faisait déjà des tags dans sa caverne. Sur les murs de Pompéi on trouve plein de graffitis. A Saint-Martin, en attendant, qu’est-ce qu’on fait ?

- Si le conseiller a raison sur le sens des tags, intervint Laurent, il faudra s’y faire. D’ailleurs, vous vivez tous avec des quantités de panneaux publicitaires, tous aussi laids les uns que les autres et personne ne s’en plaint. -Oui mais la pub est nécessaire au commerce s’écria le représentant de la ZAC. Les tags eux ne servent à rien… - Au fait, cela sert à quoi la pub, demanda le conseiller financier ? Si j’ai besoin d’un objet je vais me le chercher, pub ou pas. Et si j’hésite entre la machine à laver Truc ou Machin, je vais voir deux voisins ayant deux marques dif-férentes et j’aurai des avis précis, plus fiables que les men-songes des publicistes. Donc, si la pub ne sert ni à me faire

acheter ce dont j’ai vraiment besoin, ni à m’aider à choisir le bon produit, elle sert à quoi ? A me faire acheter ce qui ne m’est pas forcément nécessaire, le superflu, et à me pousser vers telle ou telle marque sans réfléchir. La seule utilité réelle de la pub c’est de créer des frais qui viendront en déduction du chiffre d’affaires et donc des impôts. Ce n’est pas un service qu’ils vous rendent, c’est un calcul financier qu’ils font pour eux. Ce n’est pas par hasard si 10% seulement du budget mondial de la pub suffiraient à nourrir, loger et alimenter en eau potable tous ceux qui n’ont pas ces biens fondamentaux à travers le monde. Cela revient à dire que les Etats financent la consomma-tion irraisonnée de biens de consommaconsomma-tion superflus et refuse à des millions de gens l’indispensable !

- Alors supprimons la pub à Saint-Martin s’écria le repré-sentant de la Pinette !

- Impossible mon pauvre. Les supports publicitaires appar-tiennent toujours à quelqu’un et on ne peut légalement les interdire. Encore le sacro-saint principe de la propriété… - Alors incitons les annonceurs à renoncer à foutre leur pub chez nous.

-Peut être, mais comment ?

- En les taguant, s’exclama le représentant des Clapas après quelques minutes de silence méditatif.

Cette proposition saugrenue fit bien rire tout le monde mais en repensant au point de départ de la discus-sion, l’idée ne paraissait plus si sotte. Et si l’on incitait les jeunes, discrètement, à aller déposer leurs tags sur les pubs plutôt que sur nos murs ? Malins comme ils sont, ils ne se feront pas plus prendre qu’avant et personne n’ira accuser le conseil d’être l’instigateur de cette nouveauté. En don-nant aux tagueurs une fonction politique nécessaire à la

ville, on leur redonne une place, un rôle et on leur signifie qu’ils ont été compris dans leur démarche malgré leur in-capacité à l’expliquer avec des mots…

L’idée, vite relayée par les parents d’adolescents, par les éducateurs et par les comités d’îlots, ne mit pas longtemps à arriver aux oreilles des tagueurs. Ils firent même un gros effort d’imagination pour détourner le sens des pubs avec des graffitis humoristiques. Quinze jours après, plus une seule affiche n’était vierge et une plainte des annonceurs et des publicitaires arrivait au commissa-riat central du chef lieu. Les gendarmes firent une enquête infructueuse et s’en ouvrirent à Laurent qui se déclara dé-solé de cet état de fait mais complètement impuissant à lutter contre une armée de tagueurs aussi insaisissables.

Les gendarmes s’interrogèrent sur ce changement brutal dans le choix des supports par les tagueurs et se demandèrent s’ils n’avaient pas été discrètement conseil-lés. Mais comment le prouver ?...

*

Une semaine plus tard, la discussion au sein du CCA ayant repris sur les panneaux publicitaires, quelqu’un suggéra que les quatre panneaux électroniques de la mairie étaient tout aussi laids et inutiles.

- Personne ne les regarde. D’ailleurs, si c’est pour y lire l’heure d’ouverture de la bibliothèque ou l’adresse de la prochaine collecte de sang, on ferait aussi bien de les dé-molir.

- T’es pas fou, ça a coûté la peau des fesses ces machins là !

- Alors utilisons-les pour quelque chose de bien : Le bud-get de la commune, les dernières nouvelles du jour…

- Et pourquoi pas un panneau de libre expression ouvert aux habitants de la ville ?

- Qu’est-ce que les gens écriront ? Tu vas vite avoir des trucs genre : Robert aime Josette, l’épicière couche avec le

boucher, nique la police…

- On pourrait y mettre des règles, suggéra le professeur de français du collège. Par exemple, n’utiliser que des cita-tions d’auteurs. Moi j’écrirai en premier : « Le monde ne

changera, s’il peut changer, que par les insoumis. » (An-dré Gide).

- Et si un fada du Bosquet écrit : « Travaillez plus pour

gagner plus. » (Sarkozy)

- Quelle importance, j’écrirai en dessous : « L’arbre que je

déteste le plus c’est le bouleau, mon père est mort en y allant. »

- C’est de qui ça ?

- Je ne m’en souviens plus mais je le retrouverai à la bi-bliothèque, même si les panneaux électroniques ne don-nent plus les heures d’ouverture !

Dès le lendemain, une courte phrase expliquait aux citoyens comment utiliser le panneau et la règle fonda-mentale qui était à respecter. André Gide ouvrit le bal, vite suivi de Molières, Sacha Guitry, Proudhon, Claudel, Ba-kounine… Coluche, Pierre Dac, Desproges et autres amu-seurs publics, permirent l’expression de l’humour, indis-pensable contrepoids au pédantisme culturel. Les Marti-nois se prirent au jeu et attendaient chaque matin la ré-ponse aux citations de la veille. Chaque bon mot était commenté, discuté, décortiqué dans les commerces et sur les places publiques. Les plus beaux ou les plus comiques étaient répétés dans toute la ville de bouche à oreille, de trottoir en maison…. (Toutes les citations mises en

exergue des chapitres de ce livre ont été livrées par les fameux panneaux électroniques.)

*

L’affaire des tagueurs, un instant calmée par la campagne antipub, resurgit rapidement. Les graffeurs qui considéraient leur art comme une contre-écriture, un mode de message artistique ou politique, cherchèrent à officiali-ser leur démarche. Quelques commerçants eurent l’idée d’établir une collaboration avec ces jeunes en lançant des appels d’offre pour la décoration de leur devanture. On vit ainsi fleurir quelques beaux murs ou rideaux de fer et deux ou trois artistes sortirent de la clandestinité. En re-vanche, les tagueurs se limitant à l’apposition de signa-tures, stickers, pochoirs ou slogans lapidaires, reprirent leurs activités nocturnes et polluantes. Le débat qui avait été soulevé sur le sujet n’avait servi qu’à donner aux fanas de l’aérosol, quelques justifications théoriques qu’ils n’auraient jamais imaginées eux-mêmes et qu’ils s’empressèrent de recopier un peu partout : « Le mur est

un média alternatif… L’utilisation de l’espace public est un droit légitime… Béton coloré, peuple motivé…. Murs muets, peuple muselé… ». En fait, ce qui changea

essen-tiellement, ce ne fut ni la qualité ou la quantité des tags mais les relations entre tagueurs et tagués….