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Croissance et décroissance

Nous avons exagéré le superflu, nous n’avons plus le nécessaire.

(Proudhon)

A la suite de la conférence du philosophe et des multiples débats sur l’avenir économique de Saint-Martin, la question de la croissance ou de la décroissance ne ces-sait d’émerger. La plupart des initiatives prises depuis l’élection de monsieur Laurent laissaient entendre que les solutions au marasme économique de la ville étaient dans une consommation raisonnée, dans une limitation du gas-pillage, dans l’économie d’énergie etc. Régulièrement le mot de décroissance était prononcé, comme une menace, une insulte ou une promesse selon les opinions.

Monsieur Laurent fit donc venir un économiste, spécialiste de la question et farouche tenant de la décrois-sance, autant que du progrès technique. Cet homme était tout sauf un passéiste, il refusait absolument de se passer de sa voiture, de son ordinateur et de son réfrigérateur, mais affirmait haut et fort qu’hors de la décroissance, il n’y avait point de salut pour l’humanité. Dans la grande salle du cinéma Vogue, l’économiste commença sa plai-doirie par une étrange comparaison :

« Pour en finir une bonne fois pour toutes avec l’idée sau-grenue que la décroissance est une utopie, il faut poser

clairement ce qu’implique la croissance infinie. Si tous les pays du monde accèdent un jour au niveau de vie des Américains, il nous faudra six ou sept planètes pour s’approvisionner en matières premières. Voila où est l’utopie ! Nous nous comportons comme des parents vou-lant que leur enfant grandisse toujours. Nous nous réjouis-sons tous de voir nos petits gagner des centimètres mois après mois, mais si jamais leur croissance ne s’arrêtait pas vers dix huit ans, nous irions vite consulter un spécialiste dans la crainte que notre petit dépasse les deux mètres cinquante fatidiques qui l’obligerait à marcher à quatre pattes dans la maison. C’est cela votre croissance infinie. Elle vous condamnera tôt ou tard à marcher à quatre pattes !

La décroissance est donc une nécessité, à moins que nous acceptions d’appuyer notre richesse sur la pau-vreté d’une partie de plus en plus grande de l’humanité avec les risques d’invasions, de guerres, de massacres des nantis contre les démunis. La question n’est plus de choisir entre croissance ou décroissance mais de trouver le moyen d’améliorer notre qualité de vie dans le cadre d’une baisse conséquente de notre consommation. »

Dans la commune de Saint-Martin comme dans le reste du monde, il y avait deux positions communes : ceux qui espéraient enfin bénéficier d’un peu de croissance et ceux qui, en ayant largement profité, ne pouvaient imagi-ner perdre tous les bienfaits de la consommation. Les seuls à parler de décroissance étaient quelques hurluberlus post soixante-huitards attardés et quelques rêveurs idéologues prêts à revenir à la chandelle et au transport hippomobile. Dans ce contexte, l’intervention de l’économiste avait

beaucoup de mal à passer. Il proposa cependant une piste de réflexion propre à circonvenir toutes les préventions : « Imaginons que la demande des biens consommables atteigne le seuil maximum de ce que la planète peut pro-duire. Que devra-t-on supprimer pour continuer à bénéfi-cier d’un même niveau de vie ? Comment avoir le même gâteau avec moins de matières premières ? Moi qui suis très attaché à la technologie, je sais que je refuse de me séparer de mon ordinateur. Je vais d’ailleurs de ce pas m’en servir pour projeter avec mon crayon optique sur l’écran du cinéma toutes vos idées. Je commence par moi : J’exige que la carte mémoire de mon ordinateur soit stan-dardisée de façon à ce que je puisse la changer quand j’ai une panne ou que je veux augmenter la capacité de ma bécane sans devoir acheter un ordinateur complet et jeter l’ancien. A vous…

- On pourrait supprimer tous les gadgets qui ne servent à rien. J’ai une casquette qui fait ventilateur. C’est ridicule, pas très rafraichissant et elle me donne des névralgies. A la poubelle !....

- Entièrement d’accord, le monde moderne est plein de gadgets. Dressons en la liste ! Et l’économiste écrivit sur le grand écran du cinéma vogue :

-Suppression des casquettes ventilateurs,

- Ordinateurs durables et solides munis de mémoires stan-dards.

La liste s’allongea rapidement avec les mouchoirs, rasoirs, stylos, briquets et autres jetables qui pourraient être remplacés par des objets rechargeables, lavables, ré-parables. L’économiste développa l’exemple du briquet jetable, boitier plastique rempli d’une infime quantité de gaz et qui reviendrait à durée égale et selon le calcul d’un

industriel, mille fois plus cher au consommateur qu’un classique briquet d’amadou. Il rappela que tous les objets de consommations courantes sont étudiés par des ingé-nieurs en obsolescence dont l’unique travail est de calculer leur durée de vie maximum pour qu’ils soient remplacés le plus vite possible et assurent ainsi la pérennité du marché. Une machine à laver pourrait au même prix être garantie vingt ans, une voiture moderne pourrait rouler 500 000 kms sans problème mécanique autre que l’usure naturelle des pneus, freins et courroies. Si l’on multiple la durée de vie de ces objets par dix sans en augmenter le coût de pro-duction, ce qui est techniquement enfantin, on diminue notre consommation aussi par dix et par voie directe de conséquence, on multiple par dix notre pouvoir d’achat. Voilà bien un mode d’augmentation de notre niveau de vie qu’aucun syndicat n’a jamais revendiqué. Comme c’est étrange ! Nos patrons leur auraient-ils fait croire qu’en fabriquant dix fois moins d’objets, il y aurait dix fois moins de travail ?

La discussion prit ensuite un tour plus local avec la constatation que les innovations récentes réalisées à Saint-Martin étaient toutes en faveur de la décroissance bien que personne n’ait consciemment mis cette préoccupation en avant. Le Dépôt alimentaire de monsieur Vigouroux dimi-nuait considérablement la consommation des ménages, les premières récoltes des jardins communaux n’avaient pas coûté un sou, l’équipe forestière avait réhabilité des arbres productifs et jusqu’alors abandonnés, le Conseil bancaire avait fait économiser agios et intérêts d’emprunts à quelques citoyens etc. Tous ces exemples montrant que la décroissance ce n’était pas forcément le retour à la chan-delle et à la lessive au lavoir mais une meilleure

rentabili-sation des ressources naturelles et humaines, les contradic-teurs les plus virulents mirent un peu d’eau dans leur vin et acceptèrent l’idée d’une décroissance partielle et rai-sonnable.