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La morale commence là où s’arrête la police…

(Alain)

La police municipale était dirigée avant l’arrivée de Laurent par un ancien policier parisien qui avait trouvé par ce poste, le moyen de quitter la capitale et de finir sa carrière au soleil. Il avait sous ses ordres douze agents d’origines variées mais qui tous avaient été choisis pour leur dévouement total à l’ordre et à la discipline, une bonne connaissance des arts martiaux et une position poli-tique bien ancrée à droite. Ces hommes s’étaient fait une réputation d’intransigeance vis-à-vis des contrevenants et de violence vis-à-vis des jeunes des banlieues. Laurent eut beaucoup de mal à les convaincre que les temps avaient changé, qu’ils n’étaient plus à la répression mais à la pré-vention. Quand il fut question de stage de réflexion, le chef démissionna immédiatement, entraînant avec lui trois de ses hommes les plus hostiles au projet. D’un ton go-guenard, il souhaita bon courage aux “fillettes” qui accep-taient d’être transformés en nounous :

- Vous direz bien bonjour et au revoir aux voyous, n’est-ce pas ? Et si l’on vous jette des pierres, n’oubliez pas que la prévention est le maître mot….

Les neuf policiers restants acceptèrent à contre cœur de faire le stage de formation à l’école des psycho-logues praticiens du Département où un enseignant leur

avait concocté une formation adaptée, bien ciblée, avec son ami Laurent. Il était prévu des cours sur la délin-quance et les motivations qui la sous-tendent, sur la vio-lence que véhiculent les policiers consciemment ou pas, sur le sens de la sanction chez les jeunes, sur le langage, sur les problèmes d’immigration etc. Le tout serait agré-menté de nombreux jeux de rôles et d’exercices pratiques. Rapidement, deux des policiers quittèrent le stage avant la fin et leur emploi avec. Ils ne supportèrent pas cette idéologie laxiste qu’ils pensaient percevoir dans le discours des professeurs et n’acceptaient pas ces mises en scènes puériles et ridicules où selon eux, la force, le pou-voir, la loi, étaient toujours dénigrés en faveur du pauvre voleur, du dealer victime de sa drogue etc. Les sept hommes restants découvrirent une autre façon de penser, une division du monde moins simple que celle du bon et du mauvais, du juste et du coupable, du normal et du mé-tèque.

Souvent désarçonnés par une remise en cause de leurs préjugés, de leur formatage, de leurs idées reçues, ils souffrirent beaucoup, sérieusement déstabilisés par cette façon d’appréhender les problèmes, toute nouvelle pour eux. Tout ce qu’on leur avait appris à l’école, au club de foot ou de karaté, à l’armée, sous les ordres de leur ancien directeur, était remis en cause, lamentablement décortiqué par ces sacrés psys qui avaient des questions sur tout, in-terprétaient chaque mot, chaque geste des malheureux. Ils passèrent par des phases de colère quand ils se sentaient attaqués au plus profond d’eux-mêmes, de doute, ne sa-chant plus ce qui était vrai ou faux, de peur quand ils se voyaient fragilisés dans leur intimité, leur virilité ou leur intelligence.

Peu à peu les nouveaux gardes municipaux entrevi-rent une possibilité de garder leur travail sans le stress et sans l’animosité des gens de Saint-Martin qui faisaient jadis leur quotidien. Pierre Orthoux se découvrit une âme d’éducateur. Il se laissa aller à rêver d’un travail lui appor-tant le respect et la sympathie des autres, l’estime de soi, le sentiment d’être utile. Pierre était physiquement le plus faible de la bande, le plus complexé. On ne l’appelait ja-mais par son nom ja-mais par ses initiales, PO, et quand quelqu’un demandait la signification de ce surnom, on lui répondait Petit Oiseau, allusion grivoise et déplacée à ce que ses collègues avaient remarqué sous la douche du ser-vice. A la fin du stage, les psychologues l’avaient repéré pour sa finesse et son sens de la communication, et l’avaient signalé à Laurent comme un chef potentiel tout à fait sérieux. Ses collègues ne l’appelaient plus PO mais Pierre et apprirent à respecter ses compétences et sa grande capacité d’adaptation aux situations les plus diffi-ciles.

Les sept nouveaux Gardes Municipaux reprirent leur service à Saint-Martin avec impatience et plaisir. Leurs anciens uniformes avaient été mis au placard, rem-placés par de simples brassards marqués des lettres GM et de gilets fluorescents qu’ils utilisaient pour se signaler la nuit ou en cas d’accident. La population accueillit avec scepticisme ces nouveaux GM, doutant que des hommes puissent changer profondément en si peu de temps, surtout dans les banlieues des Clapas et de la Pinette. Mais après quelques heurts et signes d’agressivité auxquels les GM répondirent avec calme et humour, on s’habitua à leur pré-sence et à leur nouveau statut.

Les jeunes, qui eux n’avaient guère changé et commettaient encore nombre d’incivilités quotidiennes, se trouvèrent fort gênés par l’absence d’agressivité des gardes et par leurs positions rarement répressives. Leur jeu favori était faussé : sans punition, pas de transgression intéressante, sans chasse au délinquant, plus de courses poursuites entre les immeubles. C’était nettement moins drôle !

Le passage de la répression à la prévention n’est pas a priori une sinécure. Là où une amende, une garde à vue prolongée, une menace d’emprisonnement, stoppent

immédiatement un comportement délictueux,

l’explication, la discussion, l’appel à la raison prennent des heures, voire des jours de combat et de rhétorique. Les gardes municipaux traversèrent souvent des phases de dé-couragement, de tentations d’un retour aux bonnes vieilles méthodes traditionnelles.

- Encore deux voitures délestées de leur autoradio au-jourd’hui. C’est à se demander ce qu’ils ont dans la tête. - C’est vraiment con. S’ils vont chez Tacussel, ils trouvent un poste quasi gratuit, sans avoir à casser la portière d’une bagnole. C’est vraiment pour emmerder le peuple… - Rien ne changera, y a des gens cons par nature. On passe trois heures à leur expliquer l’intérêt de vivre ensemble sans conflits, ils sont d’accord et cinq minutes après, ils vous bousillent tout.

- Ça fait des siècles que la société fabrique des voleurs, intervint Pierre Orthoux. On ne change pas des réflexes aussi vieux en cinq minutes. Les jeunes cons qui ont cassé ces deux voitures ne l’ont pas fait pour obtenir un objet qui leur manquait. Ils n’avaient pas de haine particulière envers les propriétaires, ils ne cherchaient pas à nous

pro-voquer. Ils ont agi par habitude, ou pour se poser vis-à-vis de leurs copains, ou pour détruire quelque chose, n’importe quoi, ce qu’ils avaient sous la main. Ta femme n’a jamais cassé une assiette quand tu l’emmerdes un peu trop ?... C’est pareil….

- Peut-être, mais on ne va pas casser les assiettes du voisin pour se faire une scène de ménage. On prend celles qu’on a payées, bordel.

- Parce que tu es chez toi et pas dans la rue. Ces jeunes sont chez eux dans la rue, plus que chez leurs parents. Ils sont en colère, ils cassent quelque chose qui est dans leur paysage. Et il y a plus de voitures que d’assiettes dans ce paysage.

- On ne va tout de même pas mettre des piles d’assiettes dans la rue pour que les jeunes passent leurs nerfs !... Ils n’ont qu’à aller au club de boxe. Magid, l’entraîneur, a plein de sacs de frappe à leur disposition.

- Ça ne suffira pas. Quand la colère déborde, c’est tout de suite et sur place qu’il faut casser. Au fait, ce n’est pas toi qui a donné un coup de pied dans la porte des douches l’autre jour ? La porte ne t’appartenait pas. Elle a été répa-rée sur le budget de la commune et ça ne t’a pas posé de problème moral….

- C’est pas pareil. J’étais à bout et j’ai préféré mettre mon pied dans la porte plutôt que dans le cul de l’abruti qu’on venait d’arrêter. C’était un réflexe incontrôlé. Quand on casse une porte de voiture avec un pied-de-biche et qu’on démonte soigneusement l’autoradio, c’est pas un réflexe, c’est un acte délibéré !

- Si c’est délibéré, c’est qu’il y a une réflexion préalable, un but à atteindre, un calcul de risque, tout ce que l’on ne retrouve pas dans ces casses de voitures.

- Alors on fait quoi ? On applaudit ?

- Non. On trouve le coupable et on l’envoie chez Tacussel avec les voitures et leurs propriétaires pour que le délit soit réparé… Comme avec la porte de la douche…

*

Une discussion divisa longtemps l’équipe des gardes municipaux au sujet des procès verbaux. L’ancien système était clair : Un stationnement interdit simple valait 15 €, avec gêne caractérisée 35 €, représentant un danger 90 €. Tout le monde savait qu’un bon tiers de ces PV n’étaient pas payés par les amis du commissaire, du maire ou du député mais les deux tiers restants étaient d’un bon rapport. Le malheureux smicard qui se voyait gravement pénalisé pour quelques minutes de stationnement illégal, pouvait râler et tempêter autant qu’il voulait, mais devait payer au nom d’une pseudo égalité de tous devant la loi. Dans le nouveau système, les GM étaient souvent déroutés par les remarques des contrevenants. « Pour les délin-quants des Clapas et de la Pinette, on fait des fleurs ! Mais pour le travailleur qui se met en double file cinq minutes pour une course, on est sans pitié !... »

Pierre Orthoux était pour la suppression pure et simple des PV et préférait faire un simple rappel à l’ordre, un appel à la responsabilité des conducteurs. D’autres pen-saient que seul l’atteinte au porte-monnaie rendait les gens responsables. Ils s’en ouvrirent à Laurent pour trancher la question. Pour celui-ci, le problème était symptomatique. Si les gens de Saint-Martin étaient déresponsabilisés au point de risquer un PV plutôt que de chercher une place de parking, c’était le résultat de longues années de volonté politique. En réglementant les moindres détails de la vie

personnelle des gens, les gouvernements successifs avaient opéré un transfert de responsabilité des individus à l’Etat. Un peuple irresponsable est bien plus gouvernable qu’un peuple responsable. A force d’interdire de fumer, de boire, de rouler sans ceinture, de traverser hors des clous, à force de prévenir que le sucre des barres chocolatées, le sel des conserves, la graisse des charcuteries sont dange-reux pour la santé, de veiller à la prévention des accidents de poussettes, de jardins d’enfants, de sport, de pédophilie, de terrorisme et des allumettes, plus personne ne faisait attention à rien. Dors tranquille citoyen, l’Etat veille sur toi !

Laurent proposa alors de remplacer les PV par des petits papillons faisant un rappel à la responsabilité indivi-duelle et expliquant les nuisances que peuvent occasionner sur les concitoyens un stationnement abusif ou tout autre irrespect d’une réglementation faite pour le bien commun. Plusieurs types de papillons furent imprimés répondant aux diverses contraventions et furent distribuées aux GM. Les réactions furent au début, décevantes. Les gens soula-gés d’avoir évité une amende, lisaient à peine les papil-lons, puis les déchiraient. Mais au bout de quelques mois, beaucoup de contribuables qui avaient été jadis durement sanctionnés pour des fautes mineures et exceptionnelles, prirent le parti de défendre l’initiative de Laurent, crai-gnant que l’on en revienne à l’ancien système. Les usagers de la rue eux-mêmes prirent à partie les contrevenants et souvent se lançaient dans des débats improvisés :

- Si la police remet les PV en circulation, ce sera de ta faute !

- Mais je ne pouvais pas me garer trop loin, j’étais pres-sé…

- Alors mets un papier sur ton pare-brise pour prévenir, demande un coup de main, fais ce que tu veux, mais n’emmerde pas le monde avec tes petits problèmes à la gomme…

Avec le temps, il devint notoire qu’un stationne-ment indu à Saint-Martin risquait d’attirer les foudres des habitants et de provoquer une discussion plus longue que la recherche d’un parking ! Cela prenait une tournure en-core plus folklorique lorsque le contrevenant n’était pas de la ville :

- Tu te crois où, l’étranger ? T’es à Saint-Martin, ici… Chez nous, c’est pas la jungle…

Un quidam venu de la capitale eut un jour l’outrecuidance d’empiéter avec son 4/4, sur le bateau permettant aux handicapés de monter sur le trottoir. Aussi-tôt entouré d’un groupe de Martinois véhéments et dument sermonné, l’homme eut le malheur de tenter une défense et de renvoyer dans les cordes ses accusateurs, civils et sans fonction assermentée. Une heure plus tard, il réussit à remonter dans son véhicule de luxe après avoir reçu une leçon de civisme, subi un cours d’histoire sur la nouvelle République de Saint-Martin, s’être fait infligé un long manifeste pour la défense de la libre circulation des fau-teuils roulants…