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Le commerce en crise…

Pour créer un marché, il faut inventer un problème, puis trouver sa solution.

(Scott Adams)

Au bout d’une année d’incessantes innovations, un comité de commerçants et d’artisans se constitua en véri-table cellule de crise. Après le Dépôt alimentaire, les ate-liers coopératifs, les jardins potagers et vergers commu-naux, le SEL, qu’allaient-ils inventer encore pour détruire le commerce et l’artisanat. Beaucoup se plaignaient d’un manque réel à gagner, d’une diminution conséquente de leurs chantiers ou de leurs ventes.

Le SEL était une véritable incitation au travail au noir, et les discours ineptes sur la baisse de la consomma-tion, sur la récupération ou sur l’immoralité des com-merces vendant des produits à faible qualité voire inutiles, faisaient le plus grand tort. Laurent sans s’en rendre compte était en train de ruiner la partie la plus active et la plus entreprenante de ses concitoyens. Mme Flourez, la vendeuse de colifichets, bijoux et bibelots, étant au bord de la faillite et de la dépression nerveuse, devint la passio-naria de ce combat, la plus radicale et la plus remontée d’entre eux. La goutte d’eau qui avait fait déborder le vase fut la création d’ateliers d’art et d’éducation. Encore une idée géniale de l’instituteur Bertolli. Il avait convaincu ce

benêt de Blanchard, l’ébéniste, d’ouvrir son atelier les mercredis et samedis après-midi, aux enfants et aux brico-leurs qui voudraient fabriquer des petits objets décoratifs avec les chutes de bois. Le comble, c’est qu’il était sorti de cet atelier des porte-photos, des cendriers, des sculptures décoratives et des ustensiles de cuisine tout aussi jolis que ceux que vendait Mme Flourez, le tout gratuitement. Cer-tains se permettaient même de venir avec leur création devant sa vitrine pour comparer, d’autres devenaient fran-chement blessants en lui disant que son magasin joignait fort bien le laid à l’inutile. Il ne manquait plus qu’un im-bécile lance un atelier de bijoux et colifichets et s’en était fini de son industrie.

La commerçante parcourait la ville, tentant de ral-lier à elle tous les sympathisants possibles, excitant les craintes et les rancœurs qu’elle rencontrait : « Et c’est ain-si que Laurent va nous sauver du chômage ? Il va plutôt tuer la ville en voulant la changer. Il ne pourra jamais faire avec tous les commerçants et artisans ce qu’il a fait avec le patron de la Brasserie. En voilà un qui s’est bien fait avoir. Il est passé de patron à rmiste, et en plus il est content, l’imbécile ! » Elle tenta en vain de rallier à sa cause les deux Chinois qui étaient particulièrement touchés par le discours ambiant et la concurrence de la friperie Malika. Mais, fidèles à leur tradition, ils refusèrent d’avoir la moindre position publique, de se plaindre de quoi que ce soit. S’ils ne vendaient plus rien ici, ils partiraient, leurs frères les aideraient à s’installer ailleurs….

Dans les débats internes du comité de défense des commerçants et artisans, les discussions s’éternisaient. Certains soulignaient qu’eux-mêmes bénéficiaient du nou-veau système. Ils allaient manger très souvent chez

Vigou-roux, habillaient les gosses chez Malika, réparaient leur voiture chez Dominique. De nombreux artisans étaient entrés dans le système SEL, épluchaient les annonces et proposaient leurs compétences contre tout et n’importe quoi. Le boucher avoua avoir débité un cochon pour des particuliers en échange de cours de saxo pour son fils ! Le calcul était donc de savoir si la baisse du chiffre d’affaires était ou non compensée par les avantages en nature qu’ils retiraient du système Laurent.

La discussion s’étendit rapidement aux comités d’îlots qui étaient eux aussi concernés. Si la ville se vidait de ses commerçants et artisans, le système débrouille se-rait lui aussi remis en cause. Tout ne pouvait être fabriqué sur place, tout ne pouvait être récupéré, échangé, réparé et certains travaux réclamaient des compétences que n’avaient pas les usagers des ateliers et du SEL. Les arti-sans et commerçants étaient également les seuls à pouvoir fournir une sécurité telle qu’une garantie décennale pour une maison.

Le CCA alerté leur proposa d’aider collectivement ceux qui souffriraient réellement de cette situation, en leur permettant de s’adapter à la nouvelle donne. Au lieu de lutter contre, ils pourraient aller dans le sens du courant, entrer davantage dans le cycle du partage et de l’échange. Il fut proposé à Mme Flourez de transformer son com-merce en lieu de “dépôt-vente-échange” pour tous ceux qui désiraient se débarrasser d’une horloge, d’une guitare, d’un abat-jour sans voir défiler chez eux des dizaines d’acquéreurs potentiels. N’ayant guère d’autre choix, la commerçante accepta et à sa grande surprise, son chiffre d’affaires s’en porta mieux…

Mais le sujet ne fut pas clos pour autant. Les idées folles qui ébranlaient la ville inquiétaient les plus vigi-lants. Si des solutions ponctuelles pouvaient être trouvées comme dans le cas de Mme Flourez, fondamentalement, c’est le profit qui était attaqué de toutes parts, ce profit qui est tout de même la base de toute entreprise commerciale. Pourquoi travaillerait-on sans lui ? A force de court-circuiter l’entreprise par les réseaux d’entraide et les coo-pératives, c’est le système entier qui était remis en cause, et sans qu’une solution de rechange apparaisse clairement. - Si le profit n’est plus possible, s’il en vient à être consi-déré comme une ambition immorale, c’est l’innovation qui disparaîtra. Les gens se contenteront de profiter des acquis de la société qu’ils ont critiquée et détruite, disait le quin-cailler.

- C’est impossible. L’acte d’entreprendre est un désir trop humain pour qu’il disparaisse. Et puis tous ces réseaux parallèles qui te font si peur, se feront avoir et deviendront tôt ou tard de nouvelles entreprises. Ils s’apercevront vite que s’ils ne dégagent pas de profit pour investir, ils stag-nent.

- De toute façon, intervint le charcutier, un homme profite toujours d’un autre, de son travail, de sa faiblesse, de son ignorance…. Quelqu’un qui ne profiterait de personne ne serait en relation avec personne ! C’est dans la nature et ça ne changera pas.

- Laurent propose un autre moteur que le profit financier. Il dit que l’épanouissement personnel, l’art, la culture sont plus puissants que l’argent et que les entreprises du futur produiront ces biens là plutôt que du pouvoir d’achat.

- Et bien sûr, toi le libraire, tu y crois ! Tu vends tes bou-quins pour la culture des autres ou pour faire bouffer tes gosses ?

- En fait, on se demande bien où il pense en arriver, votre Laurent, intervint Roger. On devrait faire un peu plus at-tention à ce qu’il dit. Il veut une société idéale mais je ne suis pas très sûr d’avoir le même idéal que lui. Je ne suis pas prof d’histoire, moi. Je suis horloger-bijoutier, comme mon père et comme mon grand-père, et le paradis du bi-joutier n’est pas celui des intellos. Chez moi, l’heure c’est l’heure. Chez lui, chacun devrait voir midi à sa porte ! - Je ne suis pas toujours d’accord avec Laurent, dit le li-braire, mais on ne peut lui reprocher d’avoir pour objectif la justice et le bien-être de chacun de ses concitoyens, et de rechercher pour y arriver, les moyens les moins dange-reux possibles pour l’environnement. Je ne lui connais pas d’autre projet. Il n’a pas de programme préétabli, pas de système prédéterminé et ne croit pas qu’une élite ait la solution. Il nous demande à tous de l’aider à construire cette société, quotidiennement, empiriquement.

- Normal. Les libraires et les profs font corps… L’horloger te dit merde à des idées aussi vagues. Tu oublies qu’il a plusieurs fois parlé de la suppression de l’argent, de la fin du salariat, de l’inutilité de l’Etat et autres balivernes gros-sières. C’est un discours d’anarchiste, ça. Et tu trouves cela normal et rassurant. C’est un vrai bordel qu’il nous prépare, oui. L’homme est égoïste, paresseux, cupide, vio-lent, et s’il n’a pas un Etat pour l’encadrer, un patron pour le faire bosser, un flic pour le tabasser et du fric pour fri-mer, il devient dangereux. Si vous suivez les idées de Lau-rent un peu trop loin, c’est les kalachnikovs qui feront la loi à Saint-Martin ! C’est ça que vous voulez ?...

- Tu as une vision de l’homme bien triste, mon gars. Tu ne crois pas que l’homme est aussi capable de générosité, d’amour, de compassion, de douceur…

- Bien sûr. Les guerres du vingtième siècle n’ont pas tué grand monde ; tous les hommes mangent à leur faim ; les riches adorent partager ; les politiques sont tous honnêtes ; les bourreaux sont des doux qui s’ignorent ; tout le monde il est gentil, tout le monde il est beau !....

Protéines animales ou régime