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L’espérance, c’est un emprunt fait au bonheur.

(Joseph Joubert)

La commune de Saint-Martin n’était pas dans la situation des grandes villes de la périphérie parisienne, mais avait aussi ses banlieues, restes obsolètes d’un temps où la Compagnie minière et les aciéries devaient loger une foule d’ouvriers peu exigeants et dociles. Les Clapas, cité HLM au Sud, et la Pinette, cité ouvrière au Nord regrou-paient tous ceux qui étaient arrivés trop tard pour se faire une place au soleil dans la ville, ceux qui étaient restés en rade après la fermeture des industries, ceux qui étaient trop bronzés, trop bruyants ou trop atypiques pour trouver un logement plus décent.

Le taux de chômage de ces deux banlieues attei-gnait des records nationaux et peu à peu s’était constituée une espèce de zone de non droit que les policiers eux-mêmes évitaient de fréquenter. Un petit groupe de trafi-quants y avait élu domicile pouvant s’y adonner impuné-ment au commerce de tout ce qui était interdit par la loi, et donc lucratif. Avec leurs Mercedes et Bmw rutilantes, ils étaient facilement repérables et circulaient pourtant dans toute la région sans le moindre problème. Ils avaient établi avec la population des Clapas et de la Pinette, des rapports quasi féodaux, faisant la loi et maintenant la jeunesse dans

une situation servile, mêlée de dépendance financière et de fascination.

L’ancienne municipalité avait opté pour une poli-tique de pourrissement. Plus la vie serait compliquée aux Clapas et à la Pinette, plus les gens chercheraient d’eux-mêmes d’autres lieux où poser leur misère. Les travaux d’entretien de ces quartiers n’étaient réalisés qu’à moindre frais et en toute dernière limite. Le bail du Centre culturel n’avait pas été renouvelé depuis dix ans alors qu’il avait été le seul référent social opérant. Les éducateurs de rue, qui avaient mené un combat acharné pour redonner aux jeunes un semblant de civisme, avaient été éliminés dans l’indifférence générale par une décision gouvernementale transférant leur tutelle de la Justice à la municipalité. De-venus employés du maire et tenus de faire des rapports hebdomadaires sur leurs activités, ils n’avaient plus aucun moyen de garantir la confidentialité de leurs contacts et avaient donc perdu toute crédibilité auprès des jeunes. Un par un, ils s’étaient reclassés dans d’autres secteurs ou avaient abandonné ce métier qu’ils aimaient tant et qu’on avait pourri.

C’est donc une situation explosive et insoluble que l’ancienne municipalité avait laissée en partant. Dans l’euphorie et la masse des réformes mises en place par l’équipe de monsieur Laurent, les banlieues avaient été un peu négligées. C’était en soi un problème tellement com-plexe que tous avaient reculé le moment où il faudrait prendre des décisions. Les habitants des Clapas et de la Pinette avaient entendu tant de discours prometteurs de droite comme de gauche, tant subi de désillusions depuis vingt ans, qu’ils avaient du mal à imaginer que le nouveau maire, aussi peu orthodoxe qu’il paraissait être, changerait

le cours des choses. Ils avaient d’ailleurs fort peu participé à la grande consultation initiale et aux débats d’idées du cinéma Vogue. La seule innovation dont ils avaient béné-ficié était le fameux resto du père Vigouroux, et encore pas toujours, car la rue Victor Hugo était à vingt bonnes minutes de marche à pied de l’entrée des deux cités.

L’étincelle vint d’une intervention intempestive de la gendarmerie locale qui, sur la foi d’une information de source sûre ou d’une enquête soi-disant minutieuse, vint perquisitionner dans une dizaine de logements des Clapas. Sous le regard goguenard des Mercedes et Bmw, ils récol-tèrent quelques barrettes de haschisch et trois ou quatre ordinateurs tombés d’un camion. Cinq jeunes furent em-barqués menottes aux poignets malgré les jets de pierres qui se mirent à pleuvoir sur le fourgon de police. Aussitôt quelques poubelles et vieilles voitures s’enflammèrent nécessitant l’intervention des pompiers, eux aussi caillas-sés. Les pompiers, étant pour la plupart des bénévoles, n’avaient aucune envie de se faire lapider en récompense de leurs services et firent appel à la police pour être rapi-dement dégagés de ce mauvais pas. Ce fut la BAG qui débarqua à grand renfort de véhicules blindés, de tenues de combats et cuirasses noires. Ils arrêtèrent systémati-quement tous les jeunes qu’ils purent attraper, les plaquant au sol sans ménagement, tordant les bras et écrasant les dos de leurs godillots cloutés. Cette violence aussi inutile qu’abusive, transforma immédiatement les deux cités en champ de bataille rangée. De nombreux jeunes furieux et aussi aveugles que des taureaux lancés dans une arène, s’en prirent indifféremment à tout ce qui pouvait se dé-truire, l’école maternelle, leurs propres boîtes à lettres, les lampadaires, les poubelles…

Monsieur Laurent fut exemplaire dans cette cir-constance. Il contacta de suite le préfet par téléphone pour demander l’évacuation immédiate des forces de police, en garantissant l’arrêt tout aussi immédiat des émeutes. Il se mit en rapport par portable avec deux ou trois des trafi-quants connus de tous aux Clapas, en leur proposant un marché bien clair. S’ils étaient capables de calmer sur le champ les émeutiers, il négocierait avec eux l’usage qu’il pourrait faire du gros dossier constitué au fil des années sur leurs activités illicites. Il prétendit avoir de quoi les mettre à l’ombre pour de longues années, ayant à sa dispo-sition l’entière liste de leur filière, des consommateurs aux grossistes, et qu’à défaut de dénonciation policière, il pou-vait aussi les griller complètement dans le milieu, voire leur attirer la colère des gros bonnets marseillais de la drogue et de la prostitution qui les chapeautaient.

Incapables de savoir si Laurent bluffait ou s’il avait réellement sur eux un dossier explosif, les Mercedes et Bmw sillonnèrent les deux cités et dix minutes plus tard, les rues étaient paisibles. Laurent convoqua alors la popu-lation par mégaphone sur le stade de basket des Clapas, seul lieu encore capable de réunir tout le monde. Comme c’était la première fois qu’un maire faisait évacuer les flics et réclamait audience aux gens du quartier, le stade fut rapidement comble et monsieur Laurent put annoncer ses projets :

- Mes amis, je connais vos problèmes et je sais que les municipalités précédentes ne se sont intéressées à vous qu’en périodes électorales. Vous n’avez confiance en au-cune instance gouvernementale ou communale et vous n’avez pas tort. Je ne viens donc pas ici pour vous raison-ner ou vous faire des promesses. Je suis aussi dépassé que

vous par l’ampleur des problèmes auxquels vous êtes con-frontés quotidiennement. Mais vous n’êtes ni plus bêtes ni plus ignorants que les gens de la ville et vous avez vu ce qu’ils ont commencé à faire.

Je vous invite à vous prendre en charge vous-mêmes. Pour vous y aider vous avez vos comités d’îlots et dès aujourd’hui, deux annexes du CCA, une aux Clapas et une à la Pinette, seront créées, ce qui vous évitera de vous déplacer pour exprimer vos souhaits et vous permettra de proposer des solutions spécifiques à vos quartiers. Vincent qui est avec moi sera chargé de ré-ouvrir l’ancien Centre culturel, d’y aménager une pièce pour recevoir vos idées et projets, organiser les réunions et les débats nécessaires. Vous connaissez tous Vincent qui a été éducateur de rue ici pendant de nombreuses années. Vous savez tous qu’il ne vous a pas abandonnés mais qu’il a refusé de vous fli-quer comme l’exigeait le maire. Aujourd’hui sans travail comme la plupart d’entre vous, il accepte de se remettre à votre service en tant que bénévole. En attendant que vous ayez trouvé des solutions pour améliorer votre situation, j’invite tous les casseurs à un grand chantier de nettoyage et de réparations sommaires. Ce n’est plus les Clapas ici, c’est Beyrouth ou Bagdad !

Les jeunes demandèrent la libération immédiate de leurs copains incarcérés mais monsieur Laurent se garda de faire la moindre promesse. Il pourrait peut être interve-nir auprès du Procureur pour proposer des travaux d’intérêts généraux plutôt que des incarcérations mais ne pourra rien faire si ces jeunes sont reconnus coupables de trafic de drogue ou de vols qualifiés. Les pouvoirs d’un maire ne sont pas illimités. En revanche, si l’on travaille tous ensemble à l’amélioration des conditions d’existence

aux Clapas et à la Pinette, peut-être qu’il y aura moins de leurs jeunes tentés par la délinquance et en but aux forces de police.

*

Les émeutiers étant calmés comme l’avait promis le groupe des trafiquants, ceux-ci revinrent à la charge discrètement pour demander des comptes à monsieur Lau-rent. Après leur intervention efficace, qu’en était-il de ce fameux dossier ? Allait-on le détruire, le leur remettre, ou s’en servir éternellement contre eux comme une épée de Damoclès ? Laurent leur avoua tranquillement qu’ils ne le sauraient jamais. Leur contrat était de ramener le calme contre une non-dénonciation et les deux parties ayant par-faitement rempli leur part de contrat, l’affaire était close.

Pour le reste, Laurent n’avait aucune confiance dans ces jeunes et désapprouvait leurs pratiques autant que le rôle de caïd qu’ils avaient dans les cités. Avec beaucoup de calme et de sévérité, Laurent leur expliqua qu’il ne pouvait supporter ceux qui profitent de la faiblesse des autres pour s’enrichir. « Vous vous trompez de cible. Vendre votre drogue à des paumés, c’est peut être rentable mais c’est lâche. Mettre en avant de petits revendeurs qui gagnent une misère, faire sur leurs dos et sans risque des bénéfices permettant l’achat de voitures de luxe, c’est im-moral. Vous voleriez les riches, les banques, les grosses entreprises à la rigueur, on pourrait l’admettre, mais fon-der sa fortune et son pouvoir sur les habitants des Clapas et de la Pinette, c’est scandaleux. Pour enterrer mon dos-sier, fictif ou réel à vous de voir, il faudra que vous alliez vous faire pendre ailleurs ou que vous retourniez votre veste et mettiez votre force au service du bien commun. Et

ce n’est pas demain la veille, conclut-il en tournant les talons ! »

Peu habitués à un discours aussi direct et violent à leur égard, surtout venant de quelqu’un sans uniforme, sans armes et sans gardes du corps, les trafiquants s’éclipsèrent sans plus de cérémonie.