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L’avenir, c’est du passé en préparation. (Pierre Dac)

Un établissement style cybercafé s’était ouvert à Saint-Martin depuis quelques années et avait très vite été monopolisé par une bande de jeunes mordus de jeux vidéo en ligne. A regret, ils cédaient parfois leur place à quelques adultes de passage désireux de relever leurs mes-sages électroniques ou de chercher une information sur la toile. Le lieu était devenu bruyant, inhospitalier pour les non-initiés, voire dangereux pour quelques accros qui res-taient plantés devant leurs écrans huit à dix heures d’affilées.

Inquiets, quelques parents lancèrent le débat sur le sujet en avouant être incapables de modérer la passion de leur progéniture. Ils voyaient leurs adolescents sombrer dans un monde virtuel et ésotérique, se désintéresser de tout et de tous. Le jeu électronique venait en lieu et place de la parole, de l’échange, de la sexualité, du sentiment, du monde… Le jeune patron de l’établissement reconnut avoir été très vite dépassé par les événements. Il n’avait pas prévu sa rapide transformation en pourvoyeur de jeux, en dealer de drogue virtuelle. Il rentrait chez lui le soir,

épuisé par les cris et les interpellations bruyantes des joueurs, par l’excitation et la nervosité qu’ils dégageaient inconsciemment et par l’absence totale de relation avec eux. Ils arrivaient sans dire bonjour, déjà concentrés sur leur partie et repartaient sans dire au revoir, trop épuisés pour cela. Qu’une panne d’électricité ou d’informatique advienne et cela créait aussitôt une situation de panique et de violence difficilement contrôlable.

En accord avec les parents et le patron de la salle, et sur les conseils d’un éducateur, une horloge fut intégrée sur chaque ordinateur limitant la durée possible de jeu. Passé trois heures, l’écran s’éteignait et ne pouvait se ral-lumer sans un mot de passe que seul le patron connaissait. Ce fut la révolution dans l’établissement et les jeunes les plus virulents promirent de trouver la parade pour éliminer l’horloge interne, de monter leur propre local et de se pas-ser des adultes, de partir à la ville voisine qui était moins regardante sur leurs temps de jeu… Mais comme l’avait prédit l’éducateur, face à l’opposition ferme et tranquille des adultes, ils cédèrent et acceptèrent la nouvelle règle du jeu, une certaine souplesse ayant été admise qui pouvait autoriser un réglage de l’horloge sur quatre heures dans certains cas particuliers à négocier.

Cette affaire donna l’occasion de réfléchir plus globalement au sens d’un cybercafé. Le patron de l’établissement fut invité à venir au CCA pour en discuter avec un groupe de réflexion qui se constituerait à cet effet. Puisque ce café existait, autant lui donner une fonction positive au lieu de laisser le patron s’empêtrer dans ses problèmes. Tout en gardant une autonomie totale et sans nuire au secteur jeu, l’établissement pourrait s’ouvrir à la recherche culturelle, à l’information, à l’expression de la

vox populi. Le tout jeune patron ne fit aucune difficulté à accepter un tel programme, bien au contraire. Il commença par rebaptiser son café “Centre Informatique”, et par cloi-sonner sa grande salle en secteurs différenciés : L’un pour les jeux bien sûr, mais aussi un coin information. Un ordi-nateur fut doté d’une liste de favoris régulièrement remise à jour en fonction des besoins des clients, que chacun pouvait améliorer pour le bénéfice de tous. Un coin culture fut doté d’un placard rempli de CD enregistrés sur la toile et classés par sujets.

Ce système de mise en commun des données trou-vées, s’avéra bien plus efficace que tout ce qu’aurait pu proposer un archiviste ou un bibliothécaire. En très peu de temps, une base de données considérable fut mise à la dis-position de tous, avec bien sûr un contrôle périodique pour éviter les erreurs de classement et les blagues de potaches, éliminer aussi certains documents d’une éthique douteuse (incitations à la violence, à la pornographie, vidéos ra-cistes etc). Les adultes venaient donc plus souvent qu’avant au centre informatique et pouvaient se permettre de pousser quelques petits coups de gueules salutaires quand le secteur jeu devenait trop bruyant.

De jour en jour, la base de données du centre in-formatique prit une ampleur inattendue. Que l’on re-cherche des textes sur l’expérience autonomiste des zapa-tistes, le meilleur moyen de faire rouler sa voiture à l’huile de friture ou la variété de melon susceptible de prospérer dans les jardins de Saint-Martin, le bon site était aussitôt proposé, ce qui évitait de longues heures de recherches stériles. Les comités d’îlots prirent l’habitude de consulter le centre informatique avant toute décision. Quelque soit le problème posé, il y avait souvent une commune, un

par-ticulier, un organisme qui avait déjà été confronté à la même question et proposait des solutions originales. Il y avait toujours dans le centre un volontaire pour faire le tri dans quelques centaines de sites et éliminer les plus farfe-lus, pour synthétiser les textes et en tirer ce qui était adap-té au cas particulier de Saint-Martin. Quelques jeunes ac-cros des jeux vidéo lâchaient parfois leurs héros virtuels pour participer à une recherche. Si les sujets à traiter cor-respondaient rarement à leurs préoccupations essentielles, ils s’avérèrent extrêmement rapides et très doués pour trouver la bonne entrée, le mot clé donnant accès au bon site. Quelques uns furent si souvent sollicités pour leurs dons de fouineurs internautes qu’ils s’en firent une spécia-lité et en tirèrent gloire et reconnaissance.

L’école.

Dès mon plus jeune âge, J’ai dû interrompre mon éducation pour aller à l’école.

(Roland Lewin)

Dès le début de l’élection de Mr. Laurent, la ques-tion de l’école revenait régulièrement sur le tapis sans que de réelles innovations y soient tentées. L’école a toujours été un sujet sensible du coté des parents d’élèves, une pomme de discorde entre les laïcs et les religieux, un bloc monolithique qui se réformait par le haut mais jamais par la base. Ce n’est qu’à la rentrée de septembre que l’instituteur Bortolli réussit à relancer le combat. Tout l’été il avait tenté de convaincre ses collègues et les pa-rents d’élèves que l’école, tant primaire que secondaire, avait perdu peu à peu, au fil des multiples réformes gou-vernementales, tout caractère égalitaire, qu’elle n’était plus un ascenseur social mais au contraire une machine à broyer, ne laissant de chance qu’aux plus nantis, à ceux qui en avaient le moins besoin.

Toutes les réformes qu’il proposait se heurtaient à l’incrédulité des uns, à la prudence des autres. Si l’on sui-vait Bortolli, c’était la rupture assurée avec l’inspecteur d’Académie et le ministre de l’Education, la chute directe dans l’impasse de l’occupation des locaux, puis le cycle inéluctable de grèves et répressions policières. Comme toujours ce serait les enfants qui en pâtiraient et puisque Bortolli affirmait qu’ils étaient son principal souci, il ferait

bien de se rappeler que mieux vaut une mauvaise école que pas d’école du tout !

Curieusement, c’est par le biais de la sécurité que Bortolli réussit à faire accepter la première innovation digne de ce nom. Laurent avait dit dans sa campagne qu’il voulait une école ouverte à tous, quelque soit leur âge et leur situation. Or l’école manquait cruellement de pré-sence adulte depuis que de nombreux postes avaient été supprimés, que les Rased n’étaient plus qu’un souvenir, les pions du collège et les emplois jeunes renvoyés dans leurs foyers… Si l’école était ouverte à tous, soit pour y apprendre quelque chose soit au contraire pour y enseigner un savoir que les maîtres officiels n’avaient pas, ce surplus d’adultes servirait à canaliser la violence et l’indiscipline de plus en plus inquiétante. Des gamins de huit ans fai-saient trembler les maîtresses et des adolescents de quinze ans arrivaient parfois complètement ivres au collège, sans qu’un adulte puisse s’interposer.

Bortolli, le premier, ouvrit sa classe de CM1 à des adultes. Dans les nombreuses discussions qu’il avait me-nées depuis l’arrivée intempestive de Laurent, il avait sou-vent entendu des adultes lui dire : « J’aurais bien besoin

de retourner dans votre classe. Dès que je dois rédiger une lettre je suis dans l’angoisse à cause de l’orthographe. » Un autre, « J’ai jamais rien compris aux fractions et j’ai eu honte l’autre jour quand mon fils de dix ans a dû calculer à ma place ce que font deux fois trois quart. » Bortolli avait soigneusement repéré ces adultes et

les invita à suivre quelques uns de ses cours. Il installa quatre tables pour eux au fond de sa classe qui furent vite occupées. Bortolli traitait ces nouveaux élèves comme les autres enfants de la classe, c’est à dire avec beaucoup de

respect mais de fermeté. Les enfants, tout d’abord surpris, souvent moqueurs quand ils voyaient l’adulte peiner sur une règle de grammaire ou une multiplication, s’adaptèrent en fin de compte plus vite qu’on n’aurait pu le penser. Ils éprouvaient de la fierté à aider leurs grands camarades du fond de la classe et hésitaient à deux fois avant de provoquer un chahut devant eux.

L’expérience fut reprise par un professeur de fran-çais du collège avec autant de succès. Dans une classe particulièrement difficile et regroupant des jeunes depuis longtemps en échec scolaire, l’arrivée de trois adultes dont deux venant des Clapas, changea complètement l’ambiance du groupe. Ce qui relevait de la gageure et de la lutte pour la survie avec 27 élèves, devint avec 30 élèves dont 3 adultes, le théâtre d’un échange verbal inté-ressant qui enfin permettait l’accès à l’apprentissage du français. En outre, les élèves adultes se firent l’écho des difficultés que rencontraient les enseignants avec certains élèves. Ils servirent de lien entre maîtres et parents, là où tout dialogue paraissait utopique.

Bien entendu, l’Académie s’alarma très vite de ces initiatives insensées. L’inspecteur dépêché sur les lieux du délit s’accrocha violemment avec Bertolli :

- Vous ouvrez grand les portes de l’école à tous les pédo-philes de la ville !...

- Vous vous trompez de cible, inspecteur. Si notre ville était aussi farcie de pédophiles que vous le supposez, cela se saurait. Et si l’un d’eux cherche une victime, il le fera plutôt dans les jardins publics que sous le regard constant des enseignants.

- Mais vous n’êtes pas à l’abri de l’adolescente qui tombe amoureuse de l’adulte-élève du fond de la classe, des

rela-tions perverses que peuvent établir les non professionnels avec les enfants.

- Parce que vous croyez que les concours du CAPES ou de l’agrégation protègent les enfants de la perversité de cer-tains enseignants ? Les enfants sont moins en danger avec des adultes que l’on peut virer au moindre comportement suspect qu’avec des enseignants largement protégés par une administration trop prudente et coincée par le code du travail et les syndicats. Si quelqu’un est assez tordu pour se faire enseignant en se sachant pédophile, il est forcé-ment rompu à toutes les manipulations possibles du sys-tème…

- Vous affirmez que certains de vos collègues sont pédo-philes ou pervers et vous faites confiance au premier venu qui prétend s’intéresser à la grammaire. Bravo ! Je com-prends mieux votre isolement dans la profession.

- Ce n’est pas moi qui ait parlé de pédophilie, c’est vous qui voyez le danger partout. Votre furie sécuritaire vous entraîne vers des dérives que vous reprocheront les géné-rations futures. Les cartes magnétiques pour entrer dans l’école, la vidéosurveillance, les fichiers électroniques et le libre accès des flics dans les établissements, cela ne vous suffit pas ? L’école est en train de préparer les en-fants à supporter une dictature à venir au lieu d’en faire des citoyens responsables. Et vous m’accusez moi d’être imprudent ?...

Tant que durait ce dialogue de sourds entre les en-seignants de Saint-Martin et l’administration, les adultes pouvaient venir suivre quelques cours avec les élèves. Of-ficiellement, ils n’existaient pas ou étaient signalés comme des intervenants extérieurs occasionnels. Aucune plainte

formelle n’ayant été déposée, l’affaire traînait à s’officialiser.

Ces expériences ouvrirent la voie aux autres ré-formes de l’école comme une vanne que l’on desserre… Plusieurs enseignants soulevèrent le problème épineux de l’échec scolaire qui était sans cesse évoqué dans les ré-formes du Ministère mais jamais attaqué de front. Pour eux, c’était le système psychorigide de l’école qui en était la cause. La division des classes et des programmes par tranche d’âge est peut-être pratique mais s’avère destruc-trice pour les élèves. Qu’une lacune quelconque apparaisse dans l’apprentissage d’une matière essentielle et cette la-cune est traînée par l’enfant jusqu’au bout de sa scolarité, en provoquait d’autres, jusqu’à rupture complète de toute possibilité d’apprentissage. Pourquoi ne pas permettre à l’enfant de revenir en arrière sur un point particulier afin de repartir d’un bon pied ? Pourquoi ne pas permettre à un autre de sauter deux classes sur un sujet qu’il affectionne, tout en continuant à étudier le reste au rythme normal. Ces enseignants mirent donc au point un tableau comportant tous les éléments du savoir absolument indispensable qu’un enfant doit acquérir à l’école primaire et au collège. L’élève, sous le contrôle d’un maître, coche la case cor-respondant au savoir qu’il a réellement acquis et constate ce qu’il lui reste à faire. S’il est en CM2 et qu’il lui manque une case correspondant au CE1, il retourne pour quelques jours ou quelques heures dans cette classe et comble sa lacune.

Dans le sens inverse, il est absurde de faire suivre à un petit Pakistanais dans la même classe de 6ème des cours de français qu’il découvre et d’anglais, langue qu’il parle couramment. Pourquoi ne pas lui faire reprendre le

fran-çais en primaire et l’anglais en troisième ? Cela donnerait évidemment un service à la carte qui éclaterait complète-ment la structure classique. Des enfants, qui plus est, mê-lés à des adultes, qui changeraient de niveau comme de chemise, cela impliquerait un problème d’organisation et de contrôle énorme. Comment les professeurs pourraient-il gérer des groupes en perpétuelle évolution ? Comment assurer un suivi pédagogique quand on ne sait jamais où sera l’enfant le lendemain ? Tout pourrait se résoudre si le suivi était assuré non plus par les enseignants mais par des conseillers d’éducation ayant chacun un ou plusieurs groupes d’enfants cette fois constitués par tranche d’âge. Mais encore une fois, cette organisation se réalise facile-ment dans des écoles de trois cents élèves, pas dans des groupes scolaires de deux mille. Fallait-il donc diviser chaque établissement en plusieurs unités viables ?...

En attendant que les écoles de Saint-Martin puis-sent reprendre leur destin en main, plusieurs directives officielles furent franchement remises en cause. Le minis-tère avait depuis plusieurs années exigé que soient sup-primées les sorties scolaires qui, disait-il, déconcentrent

les élèves. Une bonne majorité d’enseignants passèrent

outre tout en préservant le principe de proximité cher à Laurent. Il y avait suffisamment d’objets d’études sur la commune pour sortir de l’établissement à pied et camou-fler les sorties en travaux pratiques. Les enfants allèrent faire de la botanique à la rivière, des mathématiques en mesurant les carrés de légumes du Jean Jaurès pour en dresser le plan, de l’histoire en visitant les sites industriels sauvegardés par Laurent etc.

La suppression de la littérature dans les petites classes au bénéfice de la grammaire et de l’orthographe,

était depuis longtemps contestée et une moitié des institu-teurs se décrétèrent objecinstitu-teurs et en conscience appuyè-rent leur enseignement sur les textes classiques ou mo-dernes qui faisaient jadis l’honneur de l’esprit français. La directrice de la bibliothèque municipale prit fait et cause pour ces enseignants et proposa des lectures de textes faites par de vrais comédiens et dans un vrai décor de théâtre qu’elle avait aménagé à l’étage. Les petits groupes de vingt ou trente élèves de tous âges qui venaient en-tendre les plus beaux morceaux de la littérature se réga-laient. N’en déplaise à certains, le jour où un grand acteur, que tous les jeunes avaient vu au cinéma, vint déclamer quelques tirades du Cid, la moitié de la jeunesse locale devint fan de Corneille (l’écrivain, pas le chanteur cette fois!).

Les parents d’élèves, voyant que les enseignants ruaient dans les brancards du ministère, se dirent que le moment était peut-être venu de revendiquer un peu. Leur grande préoccupation du moment était la cantine scolaire qui était devenue de plus en plus chère, de moins en moins de qualité et dont les enfants sortaient excités par l’absence de surveillance et un niveau sonore intolérable. La société qui livrait les repas, ayant éliminé peu à peu la concurrence de la région, se laissait aller. Les parents por-tèrent donc une motion au CCA demandant le retour à une cantine de proximité et, tant qu’à faire, de qualité bio le plus souvent possible. Le CCA fit aussitôt un appel d’offre en posant les conditions à la fois des parents et de la com-mune, savoir des repas sains et un approvisionnement le plus proche possible.

Quelques jours après, une lettre de la préfecture annonçait le dépôt d’une plainte devant le tribunal admi-nistratif pour entrave à la libre concurrence. La rapidité de la réaction étonna tout le monde. Saint-Martin était bien sous surveillance constante et le préfet à l’affût de la moindre faute. La justice habituellement lente et sereine, mit cette fois un temps record pour enregistrer la plainte du préfet, préparer un dossier à charge et condamner la commune en vertu des lois européennes. Le tribunal ad-ministratif conclut qu’il était totalement illégal d’inclure une notion de distance dans l’approvisionnement et qu’une telle demande pouvait nuire gravement au fonctionnement normal du commerce. L’appel d’offre fut donc aussitôt retiré par le CCA en attendant que l’on trouve le moyen légal de contourner l’obstacle…

L’affaire de la cantine fut la première alerte sé-rieuse. Saint-Martin dérangeait et aucun cadeau ne lui se-rait fait par l’Etat ou l’administration. Il fut question de doubler le poste de conseiller juridique du conseil et de faire appel à des avocats extérieurs habitués à défendre les associations et mouvements contestataires.

Bortolli profita de cette histoire pour mobiliser les parents d’élèves dans un grand débat de fond. Bien loin de toutes les querelles et controverses organisationnelles, il proposa de réfléchir au sens premier de l’école. Il expliqua aux parents que l’école, après avoir été réservée à l’élite, avait eu jadis pour but avoué de préserver la séparation des classes sociales. La République instaura ensuite l’idée de permettre l’émergence d’une élite, les meilleurs de chaque classe sociale étant sélectionnés et poussés vers le plus