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PARTIE I : LE PERSONNAGE PRINCIPAL COMME VICTIME

CHAPITRE 1 : MARGINALISATION

1.2 Témoin à charge ou témoin de complaisance ?

La dichotomie que nous venons de décrire entre Brodeck et les autres villageois n'est pas uniquement présente dans les premières pages du Rapport de Brodeck. Bien au contraire, pendant une bonne partie du roman, les rôles des deux parties antagonistes se renforcent : les villageois sont de plus en plus hostiles, alors que Brodeck est de plus en plus ostracisé. Göbbler, son voisin, ne se gêne d'ailleurs pas pour s'introduire à deux reprises dans la res- serre où Brodeck tape son rapport afin de vérifier l'avancement de l'écriture. En ces occasions, il impose sa présence physique, autant par sa silhouette menaçante dans l'embra- sure de la porte lorsqu'il lance « Je veille, Brodeck... Attention à toi ! » (RB – 91), que par le bruit qu'il fait en tournant lentement autour de la resserre, comme un prédateur traquant une proie, et qui donne à Brodeck « le sentiment d'être pris dans un étau invisible et qu'une main tout aussi invisible se refermait peu à peu. » (RB – 90) Invisibles, cet étau et cette main, car, même si Göbbler agit comme un geôlier, Brodeck n'est pas à proprement parler prisonnier. Göbbler, et d'autres villageois qui l’interrogent suspicieusement sur les raisons de ses déplacements, mettent plutôt en place une surveillance constante (« je suis sous leurs regards, à chaque instant » (RB – 266)) dans l'objectif de s'assurer qu'il s’attelle réellement à la rédaction du rapport, qu'il est sous leur contrôle et donc d'autant plus vulnérable.

Il n'y a pas que l'avancement du rapport qui préoccupe les villageois au point de menacer celui qui l'écrit. Dès le lendemain de l'assassinat de l'Anderer, par exemple, Göbbler fait preuve d'une certaine cruauté en faisant exploser un escargot d'un coup de bâton avant de murmurer : « Fais attention à toi, Brodeck... [...] Fais attention, il y a déjà eu assez de mal- heur... » (RB – 36) Ce meurtre de l'inoffensif mollusque fait explicitement comprendre que le rapport de Brodeck a intérêt à disculper les villageois, sans quoi il ne sera guère difficile de se débarrasser de lui. Comme si cela ne suffisait pas, Orschwir, le maire du village, me- nace également le protagoniste à mots couverts. Il cherche à son tour à influencer le contenu du rapport lorsqu'il propose à son auteur de visiter sa porcherie. En effet, afin de qualifier les porcs qui ont survécu jusqu'à l'âge adulte, ces bêtes immenses et blêmes qui se vautrent dans la boue noire avec lassitude, Orschwir parle de « sagesse » :

Mais parfois, Brodeck, la sagesse n'est pas ce qu'on croit. Ceux que tu as devant toi sont des fauves. De vrais fauves, sous leurs allures de baleines terrestres, des fauves sans cœur et sans esprit. Sans mémoire aussi. Il n'y a que leur ventre qui compte, leur ventre, ils ne songent qu'à une chose, tout le temps, c'est de pouvoir le remplir. […] Ils pourraient man-

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ger leurs propres frères, leur propre chair, ça ne les dérangerait pas, ils ne font pas de diffé- rence. […] Ils mangent de tout, Brodeck, sans jamais se poser de questions. De tout… Comprends-tu ce que je dis ? Ils ne laissent rien derrière eux, aucune trace, aucune preuve. Rien. Et ils ne pensent pas Brodeck, eux. Ils ne connaissent pas le remords. Ils vivent. Le passé leur est inconnu. Ne crois-tu pas que ce sont eux qui ont raison ? (RB – 55).

Par le biais de cette brève allégorie sur le devoir de mémoire – sur lequel nous reviendrons plus en détail dans le dernier chapitre –, Orschwir prend soin de servir un nouvel avertis- sement à Brodeck : les porcs, comme les villageois coupables d'avoir tué l'Anderer, ont choisi ce qui constitue la voie de la sagesse selon Orschwir, soit vivre dans le présent sans regrets ni remords, vivre à tout prix même si cela inclut pour eux de « manger leurs propres frères ». Et le maire conseille implicitement à Brodeck de faire de même, d'écrire son rap- port sans creuser trop profondément, sans chercher trop loin pour éviter de s'attirer encore plus d'ennuis. Il lui suggère, bref, de faire de son rapport un témoignage de complaisance qui mettrait les villageois hors de cause. De plus, en faisant ici allusion à la gloutonnerie effrénée de son bétail qui fait disparaître toute « preuve », Orschwir laisse croire que le ca- davre de l'Anderer a été entièrement dévoré, que les seules traces qui subsistent de cet étranger se trouvent dans les esprits, ceux des villageois qui ne diront rien et, surtout, celui de Brodeck.

Ainsi, Brodeck pourrait faire éclater la vérité, mais à force de se faire « menacer à demi- mot » (RB – 91) par les villageois il finit par réaliser pleinement le péril dans lequel il se trouve : « C'était bien moi l'innocent parmi eux tous ! C'était moi ! Le seul ! Le seul... Le seul. Oui, j'étais le seul. En me disant ces mots, j'ai compris soudain combien cela sonnait comme un danger » (RB – 92). Il se trouve en effet dans la position peu enviable de seul témoin à charge possible. Même s'il n'était pas présent lorsque le crime a été commis, son rapport devrait normalement incriminer les villageois, c'est pourquoi ceux-ci tentent à la fois de l'intimider physiquement et de contrôler sa version des faits. La recherche de vérité qu'il a entreprise en tentant de reconstituer les faits ayant mené à la mort de l'Anderer, en plus de reposer entièrement sur ses épaules et de l'exclure, semble donc à peu près infai- sable. Son rôle de témoin, plutôt que de lui garantir une certaine immunité, le rend ainsi encore plus vulnérable, comme le révèle l'attitude généralement menaçante qu'empruntent les villageois vis-à-vis de lui.