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PARTIE I : LE PERSONNAGE PRINCIPAL COMME VICTIME

CHAPITRE 3 : CONFIGURATION DU RÉCIT ET DIFFICULTÉ DE RACONTER

3.2 L'absence d'expression : imprécision, suspension, dissimulation

3.2.2 L'impossibilité de dire

La réticence du narrateur à raconter influence également la représentation qui est faite du personnage d'Emélia, son épouse. Pendant que Brodeck était détenu au camp de concentra- tion, celle-ci a été violée et laissée pour morte par un groupe d'hommes du village et de

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soldats ennemis, ainsi que le lui ont raconté Fédorine et Diodème à son retour. Ayant mira- culeusement survécu, Emélia s'est depuis enfermée dans une sorte d'apathie extrême qui la rend absente et passive, insensible à tous les stimuli du monde extérieur. L’enfant d’Emélia et de Brodeck, Poupchette, a en fait été conçue lors de ce viol. Or, plutôt que soit expliqué d'emblée ce que nous venons de résumer en quelques lignes, c’est l’ambiguïté qui plane au- dessus de l'état d'Emélia et de ce qui l'a causé, même si au moment où le narrateur raconte rétrospectivement il dispose déjà de toutes ces informations.

En fait, l'apathie extrême d'Emélia est suggérée à coup de passages imprécis disséminés dans le roman : « Derrière nous, contre la fenêtre, ses yeux perdus au loin vers l'immensité blanche de la combe, Emélia fredonnait sa chanson. » (RB – 184) Cette phrase seule peut sembler bien peu révélatrice, mais elle fait en réalité partie d'un réseau d'allusions que le narrateur met en place et dont la particularité réside dans le fait qu'il s'agit à peu près tou- jours de la même formule implicite. C'est principalement à force de se faire répéter cette description d'Emélia en train de fredonner sa chanson que le lecteur finit par comprendre qu'elle souffre d'un assez sérieux problème. De plus, des analogies23 et des euphémismes tels « Emélia était entrée dans le grand silence » (RB – 297) ou encore « juste avant son en- trée dans la nuit » (RB – 308) sont quelquefois utilisés afin de décrire Emélia de façon enjolivée ou atténuée, de repousser pendant un temps la réalité douloureuse qu'est son ab- sence au monde, que le narrateur semble incapable d'exprimer sans détour, crûment. On voit que, par ces allusions et ces euphémismes, celui-ci ne révèle rien directement et n'ex- plique pas; il recourt plutôt à l'implicite, c'est-à-dire qu'il laisse le lecteur inférer à partir des indices qu'il lui fournit en mettant en place un « effacement seulement partiel dans [son] discours d’un événement crucial apparaissant précocement dans la structure événemen- tielle24 », en l'occurrence le viol subi par Emélia. Seulement partiel, cet effacement, parce qu’à chaque fois, le narrateur dévoile juste assez d'informations à propos d'Emélia pour faire naître puis entretenir un questionnement chez le lecteur (Pourquoi se comporte-t-elle

23 Grâce à des comparaisons et à des métaphores, le narrateur parvient à décrire Emélia sous un jour presque

positif : « Ses yeux semblaient être des papillons, des merveilles mobiles allant ça et là sans raison profonde, comme entraînés par le vent, l’air transparent, mais qui ne songeaient à rien de ce qu’ils faisaient, ni de ce qu’ils voyaient. » (RB – 212)

de cette façon ? A-t-elle toujours été comme cela ?), tout en conservant une part d’obscurité qu’il se garde de révéler pour une raison inconnue.

En plus de ce voile d'imprécision ainsi maintenu autour de l'état particulier d'Emélia, il est significatif que chaque occasion qui se présente d'exposer ce qui a engendré cet état est soi- gneusement évitée, contournée. Par exemple, quand Brodeck se remémore son retour du camp de concentration, il raconte que sa femme « était trop faible encore » (RB – 28) pour le soigner et que c'est la vieille Fédorine qui a dû s'en charger. Mais qu'est-il arrivé à Emé- lia pendant l'absence de son mari ? A-t-elle été malade, battue, agressée ? Aucune explication n'étant donnée, impossible d'en savoir davantage quant à l'origine de son état. À plusieurs reprises tout au long du roman, le narrateur s'abstient ainsi de raconter ce qui est arrivé à Emélia. Lorsque le professeur Limmat lui demande des nouvelles de Fédorine « et puis, avec un air plus grave et plus doux, d’Emélia et de Poupchette » (RB – 112), Brodeck ne répond tout simplement pas – ou à tout le moins ne rapporte pas sa réponse. Il enchaîne plutôt immédiatement en décrivant « la pluie au-dehors [qui n’a] pas cessé », et à laquelle se mêlent « quelques lourds flocons de neige fondue » (RB – 112), sans plus qu’il soit question de sa femme ou de sa fille pendant plus de vingt pages. Avec ce refus manifeste de détailler l’état d’Emélia, la difficulté de raconter prend une autre dimension : de consciente et avouée qu’elle était entre autres dans le cas de l’Ereigniës, elle n’est désormais ni com- mentée, ni assumée, ni justifiée; du non-dit se manifestant par le report ostensible de la représentation complète d’un événement, on en arrive ici à éluder carrément une partie du récit apparemment indésirable aux yeux du narrateur. Une ellipse telle que celle-ci permet donc à Brodeck de sauter « par-dessus un moment25 » particulièrement tragique et diffici- lement racontable qu’il avait lui-même évoqué ou qu’un autre personnage avait mentionné. Cette manœuvre, peu subtile, d'évitement du récit du viol d'Emélia est répétée à quelques occasions dans le roman, notamment quand Brodeck lit une lettre à l'endos de laquelle Dio- dème a noté les noms des hommes du village qui ont, comme le lecteur finit par l’apprendre plus loin, agressé Emélia :

« Tu sauras aussi pour Emélia, Brodeck. J'ai tout retrouvé. Je te le devais. Je sais désormais qui a fait cela. » […] J’ai lu plusieurs fois la fin de la lettre, butant sur les derniers mots, ne pouvant faire ce que Diodème me demandait, tourner la feuille et découvrir des noms. Des noms d'hommes que je connaissais forcément, notre village est si petit. À quelques dizaines

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de mètres de moi, je savais Emélia et Poupchette endormies. Mon Emélia, et mon adorable Poupchette. Je songe soudain à l’Anderer. À lui j’avais raconté l’histoire. (RB – 298)

Non seulement Brodeck évite-t-il de découvrir l'identité des agresseurs d'Emélia, mais en plus, au lieu de révéler ce que Diodème entend par le vague « cela » de la quatrième phrase, il revient brièvement au présent le temps d'introduire l'Anderer pour ensuite enchaîner avec le récit de leur entretien au cours duquel, après qu'ils aient discuté botanique, il lui a raconté une partie de son histoire depuis sa déportation. À nouveau, donc, le narrateur s’abstient de raconter le viol d'Emélia ou de donner des précisions à propos de celui-ci, même si la révé- lation de Diodème semblait un point de départ particulièrement propice à un tel récit. C’est que, selon toute apparence, l’état intermédiaire d’Emélia constitue une grande source de douleur et d’oppression pour Brodeck qui se trouve en quelque sorte dans l’impossibilité de faire son deuil, sa femme n’étant ni morte ni tout à fait vivante dans son « grand silence », loin de lui et du monde :

Quelle faute ai-je donc commise ? Emélia, dis-le-moi... Je t’ai laissée. Oui, je t’ai laissée. Je n’étais pas là. Mon ange, pardonne-moi, je t’en prie. Tu sais bien qu’ils m’ont emmené et que je n’y pouvais rien. […] Dis-moi que tu aimes. Cesse de chantonner, je t’en supplie, cesse de psalmodier cet air qui me fracasse le crâne et le cœur. Ouvre tes lèvres et laisse sortir les mots. (RB – 162)

Toujours tiraillé par la douleur de sa perte – partielle – et une colère teintée de culpabilité, le narrateur prend donc soin de tenir autant que possible à distance l’atroce réalité que cons- titue l’absence au monde d’Emélia, en évitant carrément et maintes fois d’en raconter les tenants et aboutissants.

Le comblement de ce pan du récit dissimulé et suspendu à quelques occasions se produit finalement dans les dernières pages du roman alors que le viol collectif qu’a subi Emélia est raconté sans trop de détails (RB – 312-315). Mentionnons tout de même qu'encore une fois, après le meurtre de l'Anderer qui n'est jamais relaté, l'incertitude demeure intacte quant à l'identité de ceux qui ont agressé et pratiquement tué Emélia. On le voit bien, la narration du Rapport de Brodeck ne se départit jamais complètement d’une part d’opacité, elle ne fournit pas toutes les informations, ne répond pas à tous les questionnements. De même que la peur est à la source de nombreux non-dits dans la narration de Brodeck, la souffrance qu’il ressent, notamment quant à l’état d’Emélia, est telle que son discours et l’organisation de son récit s’en trouvent troués, l’empêchant ainsi – au moins temporairement – de racon-

ter certains événements26. En somme, l’absence d’expression dans la narration, qu’elle se présente sous la forme d’une discours imprécis, d’une dissimulation d’informations ou d’une suspension plus ou moins longue du récit d’un événement, permet d’attirer l’attention sur la peur et la souffrance éprouvées par Brodeck, et ainsi de renforcer sa posture de vic- time devant écrire un récit non seulement contraignant mais aussi douloureux, dans lequel il s’efforce de triompher de ses oppresseurs physiques et psychologiques, de ce qui résiste à être mis en mots et raconté.