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Proximité Brodeck-Anderer : les dangers de l'excentricité

PARTIE I : LE PERSONNAGE PRINCIPAL COMME VICTIME

CHAPITRE 1 : MARGINALISATION

1.3 Tensions sociales au village

1.3.3 Proximité Brodeck-Anderer : les dangers de l'excentricité

Brodeck, à force de chercher des informations sur l'Anderer pour rédiger son rapport et son récit, en vient à se reconnaître de plus en plus en ce personnage mystérieux. Même s'il l'a peu connu, il y a entre eux plusieurs affinités du fait de leur semblable statut d'exclus et de leur sensibilité commune qui contraste avec la grossièreté générale des villageois : « On m'a dit que vous vous intéressiez aux fleurs, aux herbes. Nous nous ressemblons. Je suis un amateur de paysages, de figures et de portraits » (RB – 117), affirme justement l'Anderer à Brodeck lors de leur première rencontre seul à seul. À partir de cet instant, Brodeck s'iden- tifie de manière croissante à l'Anderer, comme l'indique d'ailleurs un long passage dans lequel il fait pour une première fois le récit de l'arrivée de celui-ci au village avant de bas-

culer dans le récit de sa propre arrivée trente ans plus tôt avec Fédorine (RB – 63-75). Le fait d’associer de la sorte l'histoire de l'Anderer à celle de Brodeck contribue à mettre en place ce que Philippe Mesnard décrit comme une « proximité dispositionnelle28 », fondée non pas seulement sur des intérêts ou des qualités partagés, mais surtout sur le rôle en tant que personnage : ils sont tous les deux ceux qui, chacun en leur temps, ont fait irruption au village. Cette parenté de Brodeck et de l'Anderer va en s'accentuant tout au long du roman et est particulièrement visible lors d'un épisode du roman qui pourrait s’intituler « La passa- tion des vêtements ». En prévision de l'hiver, l'Anderer avait fait fabriquer par un artisan du coin des articles en fourrure de martre. Il avait de plus précisé à celui-ci que, s'il ne revenait pas chercher les vêtements déjà payés, Brodeck pourrait les prendre et les garder (RB – 128), ce qui finit par se produire. En portant ainsi les habits de l'Anderer disparu, Brodeck espère d'abord trouver des informations pour la rédaction de son rapport et surtout pour son enquête personnelle :

Je ne dis pas qu'avoir mis des vêtements qui lui étaient destinés, qu'il avait lui-même com- mandés […], me fasse pénétrer dans ses pensées et dans le petit monde de son cerveau, mais il me semble malgré tout que je m'approche de lui, que je reviens près de lui, et qu'il va peut-être d'un geste ou d'un regard m'en apprendre un peu plus. (RB – 141)

Mais au lieu de lui apporter des réponses précises, Brodeck réalise rapidement que ses nou- veaux habits le rapprochent encore davantage de l'Anderer, à tel point qu'un farouche chien errant du village devient soudainement familier avec lui (RB – 168-169), alors qu'il n'ac- ceptait auparavant que les caresses de l'Anderer. Ce dernier n'ayant jamais porté les vêtements en fourrure de martre, force est de constater que l'animal ne peut reconnaître ni son habillement ni son odeur sur Brodeck. Le legs de l'Anderer n'est donc pas que matériel; il est plutôt à chercher sur un plan plus symbolique. Comme si à travers les vêtements avait également été transmise à Brodeck une part de l'excentricité du mystérieux personnage, comme si une partie de l'Anderer se retrouvait, d'une manière ou d'une autre, chez Brodeck. D'ailleurs, on l'a vu au point précédent, l'exubérance vestimentaire de l'Anderer est le prin- cipal signe visible utilisé dans le roman pour souligner son décalage avec le village.

28 Philippe Mesnard, « VERSUS, confronter Les Bienveillantes au Rapport de Brodeck » dans Dominique Viart

(dir.), Nouvelles écritures littéraires de l'Histoire, Caen, Lettres modernes Minard (Écritures contemporaines, 10), 2009, p. 247.

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Il s'établit donc ici une filiation certaine entre Brodeck et l'Anderer, mais cette filiation comporte de grands risques pour Brodeck : « [l]e personnage exogène représente un danger, non seulement pour le groupe qui craint d'être déstabilisé, mais aussi pour le personnage endogène qui le fréquente29 » et qui subit son influence. C'est pourquoi, même après avoir pris les grands moyens pour se débarrasser de l'Anderer qui a perturbé leur quotidien, les villageois se méfient toujours de Brodeck et n'hésitent pas à l'intimider, de peur qu'à son tour il devienne dangereux, que son excentricité trouble elle aussi la préservation du groupe. Le violent réflexe de protection du village, qui a mené au meurtre de l'Anderer, pourrait ainsi bien être reporté sur Brodeck, lequel devient de plus en plus suspect aux yeux de son groupe d'appartenance au fur et à mesure qu'il s'identifie à l'excentrique exogène qu'est l'Anderer, qu'il se rapproche de lui – et potentiellement de son sort. Le souhait que Brodeck formule au début du roman, « je n'[ai] pas envie de finir comme l'Anderer » (RB – 12), prend alors tout son sens. En effet, si ce dernier a été tué, c'est

[qu’il] faut [...] protéger le groupe du champ de l’influence exogène source de déséquilibre émotif et pouvant porter atteinte à l’organisation sociale. Dans cette optique, la fin justifie les moyens empruntés pour rejeter l’influence excentrique exogène quand ce n’est pas l’individu lui-même.30

Dans Le rapport de Brodeck, l'ultime conséquence pour l'individu porteur de la différence, de la marginalité, de l'excentricité, c'est l'expulsion – dans le cas de Brodeck – ou la mort – pour l'Anderer.

Bref, l'opposition d'ordre moral que l'on retrouve dès l'ouverture du Rapport de Brodeck, entre le « bon » Brodeck et les « vilains » villageois, est renforcée tout au long du roman par une tension sociale croissante entre l'individu et le groupe, tension que l'identification de Brodeck à l'Anderer contribue à dévoiler et à exacerber. L'incipit attirant la compassion du lecteur sur Brodeck, le rôle de témoin qu'endosse ce dernier bien malgré lui ainsi que sa marginalité de plus en plus dérangeante soulignent tous à leur manière la précarité de la si- tuation de Brodeck. Celui-ci est représenté non seulement comme un innocent parmi des coupables qui ne se gênent pas pour l’opprimer, mais aussi, à cause de son excentricité, comme une victime potentielle entourée de bourreaux en puissance, la dynamique sociale en place au village tendant vers l'élimination des sources de perturbation. Il suscite de fait

29 Danielle Trudel, L'influence du personnage excentrique, op. cit., p. 129. 30 Ibid., p. 155.

la bienveillance du lecteur, lequel a, selon Molly Andrews, tendance à considérer comme « spéciaux » ceux qui lui racontent leur parcours éprouvant, voire traumatisant, au point de s’identifier démesurément à eux et de les voir en héros31.

31 Molly Andrews, « Beyond Narrative: The Shape of Traumatic Testimony », dans Matti Hyvärinen et al.