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Revenir dans l’humanité, revenir dans le langage

PARTIE I : LE PERSONNAGE PRINCIPAL COMME VICTIME

CHAPITRE 2 : EXPÉRIENCE ET RÉCIT DU CAMP

2.3 Brodeck comme témoin

2.3.2 Revenir dans l’humanité, revenir dans le langage

Le récit de Brodeck, troué, fragmentaire, ponctué d’aveux d’impuissance et dans lequel quelque chose résiste décidément à être raconté, n’est pas sans rappeler une des inquiétudes les plus récurrentes chez les survivants d’une abomination comme la Shoah, à savoir si le langage suffit ou non à raconter une expérience aussi invraisemblable, aussi inhumaine73. Mais si cette question du langage est devenue centrale pour les rescapés, selon Catherine Coquio, c’est aussi parce qu’au camp ceux-ci ont été « trop bien réduits au silence pour ne pas [le] désirer74 », une « réduction » qui s’opérait entre autres à travers le processus de déshumanisation dont il a déjà été question. Michaël Rinn précise que cette association entre langage et humanité se rapporte à une conception ancienne voulant que l'homme se distingue de l'animal essentiellement par son langage75. Elle est particulièrement importante pour celui qui témoigne et dont le récit est écouté, car « revenir dans le langage, écrit Anny Dayan Rosenman, c’est réaffirmer son appartenance inaliénable à l’humanité76 ». On le voit d’ailleurs dans Le rapport de Brodeck lorsque le protagoniste, de retour du camp, est hé- bergé et soigné par un vieil homme attentionné qui ne cesse de parler. Brodeck prend alors « un plaisir curieux à [s]e laisser entourer par ses mots. [Il a] l'impression grâce à eux de revenir dans la langue, la langue derrière laquelle, étendue, faible et encore malade, se te- nait une humanité qui ne demandait qu'à guérir. » (RB – 103)

En fait, dans le roman, le retour de Brodeck parmi les hommes est intrinsèquement lié à sa reconquête du langage. Initialement, au camp, ce « lieu d'où toute humanité s'était retirée »

73 Pour Robert Antelme et David Rousset, par exemple, l’inadéquation entre le langage et l’expérience vécue

paraît insurmontable, hormis par le choix et l’imagination (Robert Antelme, op. cit., p. 3 et David Rousset,

Les jours de notre mort, Paris, Hachette, 1993 [1947], p. 9), tandis que pour d’autres l’« indicible » que beau-

coup attribuent à l’expérience concentrationnaire n’est qu’« alibi [o]u signe de paresse » (Jorge Semprún, op.

cit., p. 23), un « mot de fortune trouvé par impatience idéaliste » (Catherine Coquio, « Du malentendu », dans

Catherine Coquio (dir.), Parler des camps, penser les génocides, op. cit., p. 61). Anny Dayan Rosenman, quant à elle, considère plutôt que la résistance inscrite explicitement à l’intérieur des récits est moins le signe d’une impossibilité de dire que l’effet d’une position éthique permettant d’accomplir « quelque chose d’une modeste transmission, puisque cette incapacité à communiquer, ce caractère irréductible de l'expérience, est aussi ce que le témoin souhaite transmettre. » (Anny Dayan Rosenman, op. cit., p. 199.)

74 Catherine Coquio, « Du malentendu », loc. cit., p. 61. 75 Michaël Rinn, op. cit., p. 57.

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(RB – 27), Chien Brodeck n’entretient pas de communication avec qui que ce soit autre- ment que pour recevoir des ordres ou des invectives de la part des gardes et des autres détenus. Au mieux peut-être peut-il japper. Par la suite, recueilli par le vieillard au sortir du camp, il renoue lentement avec le genre humain puisqu’on ne lui parle plus comme à un animal : « C’était le premier homme qui, depuis bien longtemps, s’adressait à moi comme si j’étais un homme. » (RB – 99) Néanmoins, il reste encore un long chemin à parcourir pour que sa renaissance soit complète, ce qui explique que, pénétré de « l’impression d’être un enfant » (RB – 100), Brodeck ne réussisse d’abord pas à parler : « J’ai ouvert la bouche, j’ai essayé de dire quelque chose, mais je n’ai pas pu. » (RB – 99). Son humanité ayant été déniée au camp, l’organe nécessaire à la communication s’est en quelque sorte atrophié chez le rescapé et requiert, pour se régénérer et permettre la transmission du récit, qu’il re- trouve sa dignité humaine. Ainsi, ce n’est qu’après avoir bu, mangé, dormi une nuit et une journée entière, s’être lavé et habillé convenablement que Brodeck constate avoir retrouvé au moins une partie de celui qu’il était avant le camp : « Quand j’eus fini de m’habiller, je vis un homme qui me regardait dans le miroir, un homme qu’il m’avait semblé connaître dans une autre vie. » (RB – 101). Il trouve alors la force de prendre la parole pour la pre- mière fois depuis qu’il a quitté le camp, en adressant au vieillard quelques mots qui associent étroitement son retour dans le langage à celui de son identité humaine : « Je m’appelle Brodeck » (RB – 102), les mêmes mots par lesquels il a d’ailleurs entamé son récit.

Enfin, c’est justement par le récit que se concrétise son retour parmi les hommes quand, encore en piteux état à son arrivée au village, il parvient à narrer à Fédorine son séjour au camp, et que celle-ci l’écoute : « J'ai raconté à Fédorine mes années loin de notre monde. C'est elle qui m’a soigné quand je suis revenu […]. Elle ne m'a pas posé de questions. Elle a attendu que les mots sortent d’eux-mêmes. Et elle a écouté, longtemps. Elle sait tout. Ou presque. » (RB – 29) Pour le rescapé, le fait d’être « [a]ccueilli, écouté, entendu…77 », d’après Dayan Rosenman, met définitivement fin au statut dégradant que lui avaient infligé ses bourreaux, car il se rassure de « pouvoir dire ce qu’il a subi dans le mouvement même qui le ramène dans une humanité que circonscrit la parole et dont on avait voulu

l’exclure.78 » Pour Brodeck comme pour les véritables survivants des camps nazis, le fait de revenir dans le langage et de pouvoir transmettre son expérience concentrationnaire – donc de la raconter en sachant qu’elle est écoutée79 – est intimement lié au processus de ré- intégration du monde des hommes.

En somme, dans Le rapport de Brodeck, le personnage principal est marqué par ces enjeux proprement testimoniaux que sont le lien aux morts (qui donne sens au témoignage) et le double recouvrement de la parole et de l’humanité (qui en permet l’avènement), ce qui montre que sa représentation comme survivant des camps est pour le moins complète et donc encore plus susceptible de l’assimiler à la figure marquante du rescapé. Elle ne ren- voie pas qu’au seul fait d’avoir vécu les camps, mais aussi à celui de les raconter, étoffant ainsi son « épaisseur intertextuelle » de ces figures de témoins qui peuplent la littérature de la Shoah et y ont donné naissance en produisant des textes qui s’inscrivent désormais parmi les plus importants du XXe siècle80.