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PARTIE II : VICTIME ET COUPABLE : LA MÉMOIRE COMME

CHAPITRE 4 : ENTRE INNOCENCE ET CULPABILITÉ

4.3 Confession : le chemin vers l’aveu

4.3.3 L’aveu de la faute

Certes, les démonstrations d’amoralité ou d’immoralité de nombre de personnages secon- daires semblent constituer des détours ou des égarements soulignant simplement la difficulté de raconter de Brodeck dont la narration, rappelons-le, est régie moins par une logique chronologique que par la similitude entre deux épisodes ou par le besoin et l’impératif de dire. Mais elles permettent aussi de préparer la surprise principale du roman en mettant à l’avant-plan la culpabilité (d’abord l’état : être coupable) généralisée qui plane au-dessus du roman. Par la suite, la confession de Diodème, autant que celle, imminente, presque annoncée, de Brodeck qu’en quelque sorte elle préfigure, ont pour effet d’insister

tout le monde, tout le monde vous m’entendez. Je dirai “je” comme je dirais tout le village, tous les hameaux autour, nous tous quoi, d’accord ? » (RB – 24)

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cette fois sur le sentiment de culpabilité (le fait de se sentir coupable) qui prend de plus en plus de place dans le roman, en particulier chez le personnage principal, qui semble détenir un secret honteux à propos d’un geste qu’il aurait posé durant la guerre.

Après que le narrateur eut été, comme nous l’avons montré précédemment, placé à deux reprises dans une situation propice à la confession sans y céder, c’est finalement le récit qu’il fait des prémisses de l’Ereigniës – l’assassinat de l’Anderer – qui le conduira à mettre le point final à « toute cette confession » (RB – 253), soit à avouer ce qu’il considère comme une grave faute – si du moins on se fie à l’importance de la culpabilité qu’il ressent. En effet, Brodeck le dit lui-même, son histoire n’est pas achevée. Il se doit encore d’« aller dans certains sentiers », d’« assembler quelques pièces », d’« ouvrir quelques portes » (RB – 324), autrement dit de révéler certains secrets. Toutefois, de l’avis du narrateur, un point si crucial nécessite une certaine préparation : « il faut avant cela que je reprenne l’enchaînement des jours qui a mené à l’Ereigniës. » (RB – 324) Il se met donc à raconter l’exposition qu’a organisée l’Anderer à l’auberge et qui s’est terminée en véritable saccage quand les villageois ont sauvagement détruit les dessins qui en dévoilaient trop à leur sujet. Ils ont ensuite enjoint à l’étranger de partir, ce que celui-ci n’a pas fait. Quelques jours plus tard, en signe d’ultime avertissement, son cheval et son âne ont été retrouvés noyés dans la rivière, leurs pattes liées entre elles, privant ainsi l’étranger de son seul moyen rapide de quitter le village…

Autre signe que la culpabilité est devenue une force structurante du récit, il semble que de s’être ainsi rapproché du moment du meurtre de l’Anderer et d’avoir mis en évidence le cô- té sombre des villageois comme ensemble, comme force unifiée, fournisse à Brodeck la motivation nécessaire pour dévoiler à son tour, finalement, son propre côté sombre : « Moi je n’ai jamais tué d’ânes ni de chevaux. J’ai fait bien pire. Oui, bien pire. » (RB – 370). Immédiatement après avoir raconté la macabre découverte des animaux noyés, Brodeck s’attelle à se confesser en racontant finalement l’entièreté de l’épisode du wagon, qui n’avait auparavant qu’été évoqué par le biais de brèves allusions et de non-dits. On apprend alors l’origine du puissant sentiment de culpabilité qui l’habite. En fait, lors de la cin- quième nuit du transport vers le camp de concentration, Brodeck et son compagnon

Kelmar, de plus en plus assoiffés, ont volé la bouteille d’eau d’une jeune femme et de son enfant de quelques mois, ce qui a entraîné la mort de ceux-ci quelques heures plus tard :

Je ne sais pas ce qui en nous, au plus profond de nous, a pris la décision. Nos mains se po- sèrent en même temps sur la bonbonne. Il n’y eut pas d’hésitation. Juste un dernier regard échangé entre Kelmar et moi, et nous bûmes jusqu’à la dernière goutte, en fermant nos yeux, avec avidité, comme jamais nous n’avions bu d’eau jusqu’alors, en ayant la certitude que ce qui coulait dans nos gorges, c’était de la vie, oui, de la vie, et cette vie avait un goût sublime et putride, brillant et fade, heureux et douloureux, un goût dont, avec horreur, je me souviendrai je crois jusqu’à mon dernier jour. (RB – 378)

Point culminant dans Le rapport de Brodeck, cet aveu met en grande partie fin à la tension concernant la moralité et la culpabilité de Brodeck. Dans un même mouvement qui achève d’inscrire la confession au cœur de l’intrigue du roman, la curiosité suscitée par le récit in- complet des événements du wagon est alors assouvie et le retournement préparé par les suspicions à l’égard du narrateur et personnage principal a finalement lieu. La surprise, qui s’appuie « sur le détournement d’un intertexte ou de régularités génériques ou action- nelles52 », est donc complète : bien que l’image-personnage de Brodeck correspondait à l’origine en tous points à celle d’une victime, il se révèle faire lui aussi partie des coupables – le plus souvent ponctuels – qui pullulent dans le roman. L’aveu de sa faute concrétise donc le renversement de son rôle ou, plus exactement, sa dualité : capable du bien comme du mal, innocent ainsi que coupable. D’une certaine manière, quoique Brodeck a passé une partie de son récit à se dissocier des villageois, il semble qu’au bout du compte il ne soit pas si différent d’eux. C’est du moins ce que lui-même paraît croire puisqu’il qualifie no- tamment son geste d’« abominable », d’« ignominie » (RB – 378-379).

Même si les circonstances exceptionnelles auxquelles Kelmar et Brodeck étaient alors con- frontés peuvent en partie sinon en totalité excuser leur geste, comme c’est le cas pour ceux ayant véritablement vécu l’expérience de la déportation53, le narrateur précise qu’il « ne cherche pas d’excuse à ce [qu‘ils ont] fait » (RB – 376). Ce type de sentiment de culpabilité est fréquent chez les rescapés des camps qui se doivent effectivement « de surmonter ce fait

52 Raphaël Baroni, La tension narrative, op. cit., p. 165.

53 Pour Primo Levi, « la responsabilité de tous ces actes et comportements [dictés par l'instinct de survie] in-

combe en tout premier lieu et sans détour au régime nazi lui-même. C'est sous la contrainte absolue que les déportés, soumis à la terreur quotidienne ont adopté des comportements et des stratégies de survie que la mo- rale ordinaire réprouve. » (Philippe Mesnard et Yannis Thanassekos, « Une notion qui donne à penser », dans Philippe Mesnard et Yannis Thanassekos (dir.), La zone grise : entre accommodement et collaboration, Paris, Kimé (Histoire & Mémoire), 2010, p. 10-11.)

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inouï que “Je a été un autre”, insiste Renaud Dulong. Or, […] cet autre n'était plus qu'un corps en survie. Son organisme était entièrement mobilisé par la satisfaction des besoins physiologiques indispensables pour continuer d'exister.54 » Mais plus que le jugement du geste, ce qui importe dans Le rapport de Brodeck, ce sont les conséquences de celui-ci pour le protagoniste :

Moi, j’ai choisi de vivre, et ma punition, c’est ma vie. C’est comme cela que je vois les choses. Ma punition, ce sont toutes les souffrances que j’ai endurées ensuite. C’est Chien

Brodeck. C’est le silence d’Emélia, que parfois j’interprète comme le plus grand des re-

proches. Ce sont les cauchemars toutes les nuits. Et c’est surtout cette sensation perpétuelle d’habiter un corps que j’ai volé grâce à quelques gouttes d’eau. (RB – 379)

La confession, écrit Joseph Bommer, est à la fois un fardeau et une grâce; elle peut être res- sentie « avec la même intensité comme une libération par les uns et comme une réalité angoissante et oppressante par les autres.55 » Brodeck, qui se souviendra « avec horreur » et « jusqu’à [s]on dernier jour » (RB – 378) de ce qu’il a fait, semble de prime abord apparte- nir à la seconde catégorie. Tout comme la confession n’a pas permis à Diodème de s’affranchir de ses démons, elle contribue peu à décharger sa conscience. Confession ou non, l’horreur de son geste demeure – et, selon lui, demeurera – toujours aussi vive, soli- dement ancrée dans sa mémoire. En fait, comme le montre le dernier extrait, Brodeck s’est condamné à une sorte de perpétuelle expiation à travers le remords constant de ce qu’il a fait. Il témoigne en cela d’une acceptation certaine de son passé, aussi pénible celui-ci soit- il. Tout de même, bien que son sentiment de culpabilité subsiste dans son intégralité, Bro- deck est parvenu à se délivrer d’un secret qui lui pesait lourd et paraît avoir trouvé une certaine forme de cet « apaisement consécutif à l’aveu56 » tant recherché par ceux qui en- treprennent de se confesser. Une fois le vol de la bouteille d’eau raconté, une fois le chemin qu’est la confession parcouru jusqu’à l’aveu de la faute, il n’accorde désormais plus d’importance à la surveillance dont il fait l’objet pendant qu’il écrit la fin de son rapport et de son récit : « Peut-être [Göbbler] me surveillait-il ? Peut-être était-il venu écouter près de la resserre le bruit irrégulier de la machine ? Je m'en moquais bien. J'étais allé sur mon chemin. J'étais revenu dans le wagon. J'avais dit tout cela. » (RB – 380)

54 Renaud Dulong, « Transmettre de corps à corps », dans Carole Dornier et Renaud Dulong (dir.), Esthétique

du témoignage, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l'homme, 2005, p. 247.

55 Joseph Bommer, La confession : contrainte ou libération, Paris, Fleurus, 1964, p. 11. 56 Jean Delumeau, op. cit., p. 45.

À l’inverse de la sentence de culpabilité perpétuelle que Brodeck prononce contre lui- même, pour les villageois, se confesser apparaît davantage comme un moyen commode d’oublier, comme un rituel qui en quelque sorte autorise l’oubli. Excepté Diodème, ceux qui ont dénoncé Brodeck n’ont jamais fait preuve du moindre regret, à l’instar de ceux qui ont participé au viol d’Emélia, assassiné l’Anderer et ses chevaux, etc. Certes, ils se sont pour la plupart confessé au curé, mais celui-ci ne manque pas de préciser que leur priorité en agissant de la sorte était de se « débarrasse[r] » (RB – 173) du souvenir de ce qu’ils ont fait sans que cela ne porte à conséquence, pour être ainsi « [p]rêts à recommencer » (RB – 173). Autre signe que l’oubli est de mise au village, le narrateur insiste sur la réticence des villageois à lui faire part de ce qui est advenu de l’Anderer, même si tout laisse croire qu’ils sont responsables de sa disparition et que Brodeck est officiellement chargé par les autori- tés de faire la lumière sur le sujet ou, du moins, une certaine lumière : « il a fallu que je comble les trous. Personne n’a voulu m’en parler. Personne n’a rien voulu me dire. » (RB – 381)

En fait, les motivations – les espoirs57, dirait Zambrano – contraires derrière les confessions de Brodeck et des villageois révèlent une opposition fondamentale qui dépasse celle entre victimes et coupables pour se concentrer sur la question de la mémoire, et corrélativement sur celle de la responsabilité incombant à celui qui a à choisir entre se rappeler des torts qu’il a causés ou bien les oublier, ce à quoi est consacré le dernier chapitre de ce mémoire. L’injonction présente à la toute fin du roman ne manque d’ailleurs pas de souligner cette importance de la mémoire pour le narrateur qui fait explicitement du lecteur le dépositaire de son récit et du fait que lui a choisi, envers et contre tous, de se confesser et de se souve- nir : « De grâce, souvenez-vous. » (RB – 401)