• Aucun résultat trouvé

PARTIE II : VICTIME ET COUPABLE : LA MÉMOIRE COMME

CHAPITRE 5 : LA MÉMOIRE EN QUESTION

5.1 Mémoire collective, amnésie sélective

5.1.1 Des œillères pour tous

Les tentatives d’une grande partie du village de contrôler la représentation du passé se pro- duisent sur deux niveaux dans le roman. Il y a d’abord l’inquiétude grandissante des villageois à l’endroit de l’Anderer et de ce qu’il représente, inquiétude qui finit par se trans- former en colère lors de l’exposition à l’auberge. Si les hommes du village, presque tous présents ce soir-là, sont pris d’une furie collective qui les pousse à détruire les dessins réali- sés par l’Anderer, c’est moins pour son étrangeté et son excentricité que pour ce que ses

1 Voir aussi l’article de Georges Fréris qui porte spécifiquement sur le lien entre le roman de guerre et la mé-

moire collective. Il y avance que cette dernière, « que souvent l’histoire rationnelle nie, a une telle force, qu’à travers la littérature, orale ou écrite, elle devient un paramètre important, ne représentant pas quelque chose d’étrange à l’individu, mais une réalité et un prétexte qui lui permet de prendre conscience de son comporte- ment. » (Georges Fréris, « Roman de guerre et mémoire collective », dans Hendrik van Gorp et Ulla Musarra- Schroeder (dir.), Genres as Repositories of Cultural Memory, Amsterdam, Rodopi, 2000, p. 117.)

2 Laurent Licata et Olivier Klein, « Regards croisés sur un passé commun : anciens colonisés et anciens colo-

niaux face à l’action belge au Congo », dans Margarita Sanchez-Mazas et Laurent Licata (dir.), L’Autre :

regards psychosociaux, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2005, p. 243.

3 Laurent Licata, Olivier Klein et Raphaël Gély, « Mémoire des conflits, conflits de mémoires : une approche

psychosociale et philosophique du rôle de la mémoire collective dans les processus de réconciliation inter- groupe », dans Social Science Information, vol. XLVI, no 4 (2007), p. 565-566.

4 Ibid., p. 568-571 et Maurice Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Albin Michel, 1994

œuvres dévoilent lorsqu’on les examine à la manière d’autostéréogrammes, ces images planes qui, regardées longuement et d’une certaine façon, laissent apparaître une image en trois dimensions. Alors, le portrait d’Orschwir se met à parler « de lâcheté, de compromis- sion, de veulerie, de salissure. Celui de Dorcha de violences, d’actions sanglantes, de gestes irréparables. […] Celui de Peiper sugg[ère] le renoncement, la honte, la faiblesse. Pour tous les visages, il en [est] de même » (RB – 345) Les paysages aussi deviennent « parlants » en ce qu’ils racontent des scènes marquantes : de la décapitation de Cathor au futur suicide de Diodème en passant par le viol collectif subi par Emélia et trois jeunes femmes. Agissant « comme des révélateurs merveilleux qui amenaient à la lumière les vérités profondes des êtres » (RB – 345), les dessins de l’Anderer dévoilent tout ce qui est susceptible d’être source de honte ou de culpabilité pour une partie ou la totalité du village. Ils mettent donc en échec les « mécanismes de reconstruction du passé »5 par lesquels les villageois étaient parvenus à façonner une mémoire collective plus acceptable en minimisant, en occultant, voire en oubliant certains actes peu glorieux de leur histoire.

Contrairement par exemple au monument aux morts placé au centre du village qui glorifie les défunts dans la mémoire collective, ces représentations ne réveillent que des mauvais souvenirs pour les villageois, elles brisent la carapace dont ils s’étaient entourés pour éviter de se voir tels qu’ils sont réellement : « Ils se virent. À vif. Ils virent ce qu'ils étaient et ce qu'ils avaient fait. […] Et bien sûr, ils ne le supportèrent pas. Qui l'aurait supporté ? » (RB – 348) L’oubli porte une double nature, selon Bogalska-Martin, en ce qu’il implique d’une part le refoulement de souvenirs insoutenables, mais aussi d’autre part l’effacement des traces6 afin que le passé, privé de son support matériel, devienne plus aisément modifiable, amputable. C’est pourquoi il ne faut pas longtemps pour que les dessins suspendus aux murs de l’auberge soient « déchirés en mille morceaux, éparpillés, réduits en cendres parce que, à leur façon, ils disaient des choses qui n'auraient jamais dû être dites, ils révélaient des vérités qu'on avait étouffées. » (RB – 347)

5 Emmanuel Kattan, Penser le devoir de mémoire, Paris, Presses universitaires de France (Questions

d’éthique), 2002, p. 94.

6 Ewa Bogalska-Martin, Entre mémoire et oubli : le destin croisé des héros et des victimes, Paris,

124

Plus précisément, la réaction violente des villageois s’apparente au déni que Catherine Co- quio définit comme « une procédure de non-investissement du réel par l'élision du sens, faite pour protéger un système de défense contre une perception pour l'heure impensable.7 » Impensable, c’est pourquoi pour les villageois il ne suffit pas de se départir des dessins; il faut carrément détruire par le feu ces symboles d’un passé que d’aucuns préfèrent oublier, afin de ne laisser aucune preuve. Car ces représentations sont dangereuses : elles contami- nent la mémoire collective, compromettent l’identité actuelle du village en ravivant un passé que l’on avait jusque-là refoulé afin d’assurer la cohésion et donc la pérennité du groupe. L’oubli s’accomplit en effet, d’après Sigmund Freud, « dans une volonté cons- ciente ou inconsciente de sauvegarder la cohérence de soi et de son histoire personnelle. Il n’y a pas de raison de considérer que les processus collectifs, même si leur nature reste plus complexe, s’accomplissent pour des motifs différents.8 »

En somme, les dessins confrontent les villageois avec le réel et avec eux-mêmes, alors que, Brodeck l’admet lui-même dès le début de son récit dans une adresse au destinataire, « [l]a plupart d’entre nous [au village], ce qu’on veut, c’est vivre. Le moins douloureusement possible. C’est humain. Je suis certain que vous seriez comme nous si vous aviez connu la guerre, ce qu’elle a fait ici, et surtout ce qui a suivi la guerre… » (RB – 13) La mémoire collective devient alors amnésie collective pour les villageois; les souvenirs négatifs poten- tiellement perturbateurs sont oubliés afin qu’il ne demeure dans le présent qu’une image positive, immaculée, indolore – mais inexacte – du passé.