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À sa psychologue, le protagoniste doit bien raconter quelque chose pour rendre compte de la condition qui l’a mené, après une tentative de suicide, à un centre psychiatrique. Il est clair que le discours qu’il présente à la psychologue ne peut être fait que « (…) “ pour le compte d’un tiers ”, c’est le récit de choses vues de près, non vécues à notre propre compte »151, comme l’écrit Lévis cité par Agambem. La psychologue devrait tenir compte de la part d’intémoignable implicite à un tel discours pour saisir la complexité de la condition du protagoniste. La distance que présentent les mots face à l’expérience doit être interrogée, « [e]n outre parce qu’il est apparu évident que le témoignage comportait une lacune qui était sa part essentielle, que les rescapés, donc, témoignaient d’une chose dont on ne pouvait témoigner, commenter leur témoignage est revenu à interroger cette lacune – ou plutôt à tenter de l’entendre »152. Mais, pour interroger cette lacune du discours, il faut accepter que celle-ci existe. Et pour accepter que cette lacune existe, il faut savoir saisir la particularité de l’impact que la violence a produit chez l’individu, au moment où cette violence a eu lieu comme en chaque instant où elle reçoit un écho.

Pour la psychologue, cette lacune ne semble pas exister, et elle n’en tient apparemment pas compte dans le récit du protagoniste. Les mots semblent être la seule solution pour refléter une amélioration dans la condition de son patient : « [i]f we do not

150 Simon Harel, Attention écrivains méchants (Québec: Presses de l’ Université Laval, 2010), p.153. 151 Giorgio Agamben, Ce qu’il reste d’Auschwitz (Paris: Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2003) p.36. 152 Agamben p.11.

move forward, if we do not improve, I might have to recommend that you go back to the institution. Frankly you do not give me much choice with your silence »153. Le silence n’est pas pour elle porteur d’un sens, porteur d’une part d’indicible. Elle exige de son patient un récit traditionnel, avec un début et une fin, et une trame temporelle conséquente. En le questionnant sur son passé, elle tente de trouver un trauma localisable chez lui qui aurait pu engendrer une identification au cafard. Elle cherche, par le biais de la mise en mots, la finalité de sa désagréable condition. Dans l’esprit de cette femme, trouver l’origine de la violence permet de mettre fin à la douleur. Nous pourrions dire que cette psychologue, malgré tout son dévouement, aborde la violence qui habite le protagoniste selon ses paramètres ordinaires, avec ce qu’elle connaît de la guerre… vue de loin.

À cet égard, Judith Butler expose et démontre un écart bien réel entre la violence de la guerre vécue et sa violence pressentie : « [e]fforts to control the visual and narrative dimensions of war delimit public discourse by establishing and disposing the sensuous parameters of reality itself – including what can be seen and what can be heard »154. Les guerres encadrées et filtrées par les différents médias modifient et circonscrivent la réalité de la guerre et de sa violence. Or, non seulement la violence vécue dépasse nécessairement

ses éléments factuels, mais elle se trouve encore plus limitée dans l’écoute même de

l’interlocuteur. Opérant de cette façon une violence supplémentaire chez celui qui l’a déjà subie, comme l’énonce Butler, un tel processus réduit significativement les chances de comprendre la réalité et l’impact de la guerre, sa teneur, son expérience et ses traces chez la plupart des individus avec qui le protagoniste s’entretient. À part ceux qui font aussi l’expérience de l’indicible, ces autres exilés, Us ! Exiles !155 comme s’écrie un personnage du roman de Hage, personne ne peut pleinement comprendre, mais surtout personne ne semble pleinement entendre.

Plus spécifiquement, Judith Butler suggère, dans l’essai Frames of War, que ce cadrage de la violence, comme trame narrative, se trouve à poser une interdiction au deuil, autrement dit,

153 Rawi Hage, Cockroach (Toronto: Anansi Press, 2008) p.60.

154 Judith Butler, Frames of war : When Is Life Grievable (New York: Verso, 2009) p.xi. 155 Rawi Hage, Cockroach (Toronto: Anansi Press, 2008) p.124.

[w]hen versions of reality are excluded or jettisoned to a domain of unreality, then spectres are produced that haunt the ratified version of reality, animated and de-ratifying traces. In this sense frame seeks to institute an interdiction on mourning: there is no destruction, there is no loss. […] they are only polishing the surface of a melancholia whose rage must be contained, and often cannot. 156

Alors il n’y a pas de violence inhumaine dans la guerre, ni dans la vie qui se déroule par la suite. À ce titre, la psychologue saura interroger le protagoniste : « [w]as their violence in the family ? / Violence was everywhere. / Right. Well, I’m not interested in the war for now, I am interested in your family genealogy. / Yes. / Yes what ? / Yes to your question about violence »157. Adaptant sa réponse à la question de la psychologue, le protagoniste soulève, par le ton ironique de la réponse, l’absurdité de la question, l’absurdité de la segmentation de cette réalité. En ce qui concerne la psychologue, la violence est donc confinée à la guerre, et la guerre semble se présenter comme un élément déplorable, certes, mais isolé, n’ayant pas de corrélation dans les foyers ou les quotidiens. La rage, ou la violence dans les foyers, bien différente, se retrouve à être liée à un problème nécessairement en lien avec ses parents, une problématique œdipienne158. Ainsi, la guerre se présente comme ayant une narrativité propre. Puisqu’il n’y a plus de perte il n’y a donc pas d’exil. Comme le dit Butler, sans la possibilité de faire un deuil, il ne reste que la mélancolie. Cette dernière relève pourtant du pathologique, de la maladie à soigner. Nouveau glissement.

La similarité entre le deuil et la mélancolie est énoncée par Freud, dans Deuil et

Mélancolie, alors que

[l]’action des mêmes événements provoque chez de nombreuses personnes, pour lesquelles nous soupçonnons de ce fait l’existence d’une prédisposition morbide, une mélancolie au lieu du deuil. Il est aussi remarquable qu’il ne nous vienne jamais à l’idée de considérer le deuil comme un état pathologique et d’en confier le traitement à un médecin, bien qu’il s’écarte sérieusement du comportement normal. 159

156 Judith Butler, Frames of war : When Is Life Grievable (New York: Verso, 2009) p.xiii. 157 Rawi Hage, Cockroach (Toronto: Anansi Press, 2008) p.168.

158 Hage p.4-5.

Ces deux états, menant à des comportements bien précis et similaires, sont des réactions à la perte d’un objet aimé. La différence est que l’objet aimé et perdu de l’endeuillé est localisable et conscient, alors que nous pouvons « […] rapporter d’une façon ou d’une autre la mélancolie à une perte de l’objet qui est soustraite à la conscience »160.

Dans cette mesure, il est possible de comprendre que lorsque la violence de la guerre est polie et effacée, et qu’une partie de cette réalité n’est pas accordée à l’exilé, il est particulièrement difficile pour ce dernier d’amener à la conscience l’objet perdu qui induit son état. En poussant plus loin cette logique, nous constatons qu’une telle approche de la réalité de la guerre et de la violence peut propulser l’état mélancolique chez ces exilés. Il n’y a pas de processus de deuil possible pour l’exilé, puisque la perte n’est pas considérée réelle. Par conséquent, grande est la difficulté d’accepter la perte et le protagoniste est alors dirigé droit vers un état mélancolique, favorisant un état pathologique. La réalité de la violence se présente donc comme une pierre de touche chez celui qui a connu la guerre de près, et une fois niée, le condamne à un état de mélancolie, qui tend vers la dépréciation du moi, vers une perte d’intérêt intérieure et extérieure, et mène parfois, comme chez le protagoniste de Cockroach, à la tentative de suicide.

Il est maintenant clair que, non seulement dans l’expérience du protagoniste il y a une part d’indicible, mais qu’il y a également, dans une bonne part de la société d’accueil, une part d’inaudible. Cela est patent chez la psychologue, mais aussi chez de nombreux personnages montréalais qui poussent le protagoniste, dans un de ses élans de rage, à s’écrier : « [t]hey are obsessive about masking their humanity, their dung, their dropping, their sweat, their curved toenails that grow and never stop growing. They despise this world and therefore they are engaged in a constant act of covering themselves up [...] »161. Conclusion peu flatteuse qui rend compte de la frustration que peut rencontrer l’exilé lorsqu’il voit le fossé se creuser davantage, une nouvelle césure isolante en raison de cette part qui reste inaudible pour son interlocuteur.

160 Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie. Extrait de Métapsychologie.». Sociétés, n° 86, 2004, p.9. 161 Rawi Hage, Cockroach (Toronto: Anansi Press, 2008) p.185.