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Comme nous l’avions mentionné dans l’introduction, il faut que l’exilé remonte le fil de ses traumas pour pouvoir en faire le deuil et enfin se positionner comme sujet dans l’exil – vu sous l’optique d’une tension entre sujet et objet –, dans sa nouvelle terre d’accueil et donc dans une collectivité. Cependant, comme nous l’observons pour Nawal, le chemin ne peut pas toujours être complété au cours de sa propre vie.

Dans Incendies, ce ne sont pas seulement les traces des traumas de Nawal dont les enfants héritent, comme son silence, mais toute une lignée de violence, tout un fil de colère. Ceci s’observe plus explicitement chez Simon, dans les insultes qu’il profère à l’endroit de sa mère décédée : « [o]n se disait à chaque jour depuis si longtemps elle va crever, la salope, elle arrêtera de nous emmerder, elle arrêtera de nous écœurer la grosse tabarnak ! »307. Jeanne exprime sa propre colère par un silence devant les insultes de son frère, et en ne défendant pas sa mère. Nawal invite ses enfants à partager une quête, à travailler ensemble pour couper le fil de la colère, et à transformer leur héritage de violence. À l’instar du deuil qui transforme, la traduction, selon Benjamin est également source de métamorphose, « […] that no translation would be possible if in its ultimate essence it strove for likeness to the original. For in its afterlife which could not be called that if it were not a transformation and a renewal of something living – the original undergoes a change »308. En effet, par la tâche de traduction, ce qui est transmis n’est pas effacé, mais transformé : « [a] real translation is transparent; it does not cover the original, does not block its light, but allows the pure language, as though reinforced by its own medium, to shine upon the original all the more fully »309. La tâche de traducteur, telle que décrite par Walter Benjamin, nous permet de comprendre que l’héritage de Nawal déposé sous le sceau du silence doit nécessairement être transmis aux enfants pour trouver son plein essor et se renouveler sous une nouvelle forme. Le fil se transforme à la fois pour les enfants, mais également pour la mère. Si les enfants réussissent à articuler leur existence

307 Wajdi Mouawad, Incendies (Montréal: Leméac Éditeur, 2009) p.15.

308 Walter Benjamin, Illumination : Essays and Reflection (New York: Schocken Books, 1969) p.73. 309 Benjamin p.79.

différemment, leur mère aura rempli sa promesse. En effet, comme le dit Benjamin : « [i]t is the task of the translator to release in its own language that pure language which is under the spell of another, to liberate the language imprisoned in a work in his re-creation of that work »310. Ces traductions, ces transmissions, ces transformations, ce sont les tâches qui

lient profondément les individus d’une même famille ou d’une même communauté, car, selon Benjamin, « [t]ranslation thus ultimately serves the purpose of expressing the reciprocal relationship between languages ».311

En effet, dans la pièce, à mesure qu’ils retracent l’histoire de leur mère, les enfants constatent l’importance de l’être-ensemble, comme force et comme ressource. S’il ne se reconnaît pas des liens, quels rivages, quels repères pour entrevoir celui qui subit cette situation ? C’est bien ce que chante Narwal :« [c]ar tu étais un oiseau. / Et qu’y a-t-il de plus beau qu’un oiseau, / Qu’un oiseau plein d’une inflation solaire ? / Qu’y a-t-il de plus seul qu’un oiseau, / Qu’un oiseau seul au milieu des tempêtes / Portant aux confins du jour son étrange destin ? »312. Tel était le premier fils de Nawal, livré à lui-même, sans chez-soi ni repères, et dont l’errance aura eu l’horrible conséquence que nous connaissons. Être ensemble est ce qui donnera à Nawal la force de survivre à toutes les horreurs. Par exemple, c’est par la force de son chant qu’elle a pu résister à l’anéantissement pendant les années de torture, mais c’est aussi grâce à la pensée de son fils égaré qu’elle a pu traverser les horreurs qui ont parsemé son chemin : « Des mots que je t’ai si souvent murmurés. / Dans ma cellule, / Je te racontais ton père, / Je te racontais son visage, / Je te racontais ma promesse faite au jour de ta naissance. / Quoi qu’il arrive, je t’aimerai toujours »313. C’est Jeanne, qui part à la recherche des traces de sa mère, aura besoin de son frère pour rencontrer la vérité. Et Nawal dira à Simon, son fils, « J’ai besoin de tes poings pour briser le silence. »314 C’est donc l’entraide, le support mutuel, mais avant tout l’amour qui prévaut

devant l’horreur, devant les héritages destructeurs. Il y a l’amour qu’ils se portent tous deux, et l’amour qu’ils se découvrent pour leur mère, une fois son parcours révélé. Jeanne, en retraçant ses pas, lance ce cri à sa mère et au ciel : « [p]ourquoi tu ne nous as rien dit ?

310 Walter Benjamin, Illumination : Essays and Reflection (New York: Schocken Books, 1969) p.80. 311 Benjamin p.72.

312 Wajdi Mouawad, Incendies (Montréal: Leméac Éditeur, 2009) p.89. 313 Mouawad p.90.

On t’aurait tellement aimée. Tellement été fier de toi. Tellement défendue »315. Il y a aussi l’amour qui dépasse les frontières de la famille nucléaire; c’est en effet par amour ou par amitié pour Nawal, qu’Hermile Lebel non seulement remplit dûment ses devoirs de notaire, mais surtout soutient les jumeaux dans leur difficile apprentissage de l’amère vérité :

SIMON. Pourquoi vous faites tout ça ? [...]

HERMILE LEBEL. Parce que cette femme qui est au fond du trou, la face contre terre, que toute ma vie j’ai appelée madame Nawal, est mon amie. Mon amie. Je ne sais pas si ça a du bon sens pour vous, mais moi, je ne savais pas que ça en avait autant pour moi. 316

L’art de chanter qui a permis à Nawal de résister, elle l’a appris de son amie Sawda. Tous ces liens mettent de l’avant la parole clé et mûrement répétée de la pièce « [r]ien n’est plus beau que d’être ensemble »317.

C’est le langage de l’amour, celui qu’elle a appris toute jeune avec Wahab, père de son premier fils et grand-père des jumeaux. Ce langage fait également partie de l’héritage que Nawal veut transmettre à ses enfants. Derrière l’horreur et la démesure se retrouve l’amour. Et son langage est celui de l’être ensemble. Derrière le silence, l’horreur, derrière l’horreur l’amour. Le silence de Nawal est un acte d’amour.

Pour reprendre une terminologie empruntée à la tâche du traducteur, dans le langage pur se situe l’horreur comme l’amour. L’horreur et l’amour sont sources de détermination subjective, mais aussi de déterminations objectives. Car enfin, une fois les espoirs bien enterrés, Nawal retrouve son fils tant cherché, tant aimé. Parfois, pour permettre à l’amour de se déployer, il est nécessaire de vivre et de révéler l’horreur. Cela se passe ainsi pour les enfants qui, pour aimer leur mère, pour s’aimer entre eux, pour aimer leur frère et leur père, ont dû apprendre à les connaître et reconnaître leur horreur pour en arriver à les aimer. Réapprendre à parler signifie donc pour les enfants ajouter dans leur langage celui de l’amour. Ainsi, pour pouvoir dépasser l’ubris et la violence de l’inceste dont ils sont nés, ils doivent restaurer un ordre dans la cellule familiale. Dans une dernière lettre, leur mère leur écrit que, « […] pour préserver l’amour, aveuglément j’ai choisi de me taire. / Une louve

315 Wajdi Mouawad, Incendies (Montréal: Leméac Éditeur, 2009) p.67. 316 Mouawad p.33.

défend toujours ses petits »318. Elle prétend que les fondements d’un ordre inscrit dans l’amour sont une question de choix,

[o]ù commence votre histoire ? / À votre naissance ? / Alors elle commence dans l’horreur. / À la naissance de votre père ? / Alors c’est une grande histoire d’amour. / Mais en remontant plus loin, / Peut-être on découvrira que cette histoire d’amour, / Prend sa source dans le sang, le viol, / Et qu’à son tour, / Le sanguinaire et le violeur / Tient son origine dans l’amour.319 Confirmant, dans la tradition épique, que l’origine est toujours une question de choix, Nawal offre en héritage à ses enfants la possibilité de choisir leur origine, d’exercer un libre choix, un choix qui tienne compte des enjeux et des histoires. D’une certaine façon, ce choix de l’origine dont découle le choix d’un ordre peut être compris comme une question de partage du sensible.