• Aucun résultat trouvé

Au cœur de cette allégorie, ancrée dans la temporalité, se présente une dynamique spatiale. C’est dire que la métaphore du cafard renvoie alternativement, d’une part au protagoniste lui-même, comme personnage, et d’autre part, à une dimension de son identité, de son intériorité. Nous avons donc autour et dans la personne du protagoniste, un glissement continuel de localisation quant à ce que désigne cette allégorie temporelle – alors que la frontière entre ces deux pôles est elle-même floue et lieu de glissements. De la toile de signifiés de cette métaphore émerge toute une récurrence ayant comme arrière-goût la répugnance, « the scum of the earth »117, l’indésirable. Dans cette optique, Agamben

citant et commentant Benjamin, dans Ce qu’il reste d’Auschwitz, écrit :

[s]elon Benjamin, la sensation qui domine dans sa répugnance est la peur d’être reconnu par ce qui nous dégoûte. « Ce qui s’effraie au tréfonds de l’homme, c’est la conscience obscure qu’il y a en lui quelque chose qui vit, et qui est si peu étranger à l’animal répugnant que celui-ci pourrait bien le reconnaître » (Benjamin, p. 157-158.) Celui qui éprouve de la répugnance s’est donc, d’une façon ou d’une autre, reconnu dans l’objet de sa répulsion, et craint d’être à son tour reconnu par lui.118

À la lumière des écrits d’Agamben dans Ce qu’il reste d’Auschwitz, nous nous en déduisons que le protagoniste reconnaît pleinement en lui l’animalité répugnante de l’autre, cet abject inconnu qui l’habite « [y]es I am poor, I am a vermin, a bug »119. Reconnu mais insaisissable, il ne veut pas appartenir à cette filiation dégoûtante qu’est celle de l’animalité, « [a]n evil and oppressive one [...] »120. Cette abjection qui est en lui, il la vit depuis son enfance, qui s’est déroulée en pleine guerre civile, dans un monde où la violence qui éclatait à l’extérieur s’immisçait à l’intérieur des foyers, des individus. Il affirme sans détour « [v]iolence was everywhere […] »121. Bien que la guerre ne soit jamais directement mentionnée, les histoires qu’il raconte renvoient au contexte de guerre. Les morts quotidiennes, les vols et arnaques, le beau-frère battant sa sœur et travaillant pour la milice,

117 Rawi Hage, Cockroach (Toronto: Anansi Press, 2008) p.123.

118 Giorgio Agamben, Ce qu’il reste d’Auschwitz (Paris: Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2003) p.115. 119 Rawi Hage, Cockroach (Toronto: Anansi Press, 2008) p.122.

120 Hage p.201. 121 Hage p.168.  

les violences entre clans et celles faites aux femmes, tout cela évoque un contexte où règne la loi du plus fort, où le sang et la peur sont le pain quotidien. Tout jeune, il est confronté à la violence de son grand-père face à sa grand-mère ou encore à celle des petits rois de la guerre pour lesquels la mort est seule justice. Cette forme de comportement habituel, fait de vengeance, de possession et de violence, apparaît au protagoniste plus animal qu’humain.

En tant qu’exilé issu de la guerre, il sait que cette chose qui vit aussi en son intérieur, « […] si peu étranger à l’animal répugnant, »122 souvent tapie, qui risque de ressurgir à tout moment. Ce qui jaillit alors est une violence inhumaine. Une violence dégoûtante dans laquelle, par laquelle il ne veut pas être reconnu. Une violence inimaginable que l’on pourrait mettre en parallèle avec l’approche d’Agamben devant ce qu’il nomme l’aporie d’Auschwitz. Bien que ces évènements historiques ne soient pas comparables, l’expérience au cœur de l’individu peut y faire écho : « des faits tellement réels que plus rien, en comparaison, n’est vrai : une réalité telle qu’elle excède nécessairement ses éléments factuels [...] »123, comme « […] non-coïncidence des faits et de la vérité, du constat et de la compréhension »124. Cette violence inhumaine qu’il a vue en l’Homme durant la guerre civile, il la sait habiter son intériorité, au delà des faits violents. Soulignant la proximité entre ses expériences personnelles et la guerre, une amie à lui ayant subi la torture sous le régime iranien constate : « My torturer and your brother-in-law are the same kind »125. La violence que rappelle la mention de ces hommes est celle de la pauvreté de l’homme, au sens de vil. Aux prises avec la violence qui lui reste étrangère et inconnue, ce cafard intrusif qui lui échappe sans cesse, quelque part l’a reconnu. Le cafard est donc par allégorie la mise en scène de la violence, présente aussi en tant que part d’abjection en lui.

Cela étant dit, comme étranger, il représente pour une bonne part de la société montréalaise ce même cafard, ce même reflet de l’animalité inconnue, cet intrus, dans lequel beaucoup ont peur de se reconnaître. Tout au long du roman, nombreux sont les personnages qui croisent son chemin et sont répugnés par sa présence, tout en craignant de

122 Giorgio Agamben, Ce qu’il reste d’Auschwitz (Paris: Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2003) p.157. 123 Agamben p.10.

124 Agamben p.11.

découvrir que le protagoniste ne leur est pas si étranger, qu’il n’est pas si différent d’eux : « [h]e is in total denial that he is just like me […] »126. Le protagoniste représente, entre autres, par cet abject qu’il sait l’habiter, un insecte envahissant pour la société dans laquelle il est exilé. Il est cet Autre, cet « objet de répulsion », cet indésirable, cette vermine, il éveille chez les gens cette « conscience obscure » qu’ils rejettent d’un revers de la main. En conséquence, nous pouvons voir à l’œuvre, dans le roman, un glissement de localisation quant à ce qui est appelé cafard. À la fois partie de l’intériorité du protagoniste et allégorie de ce dernier dans la société, le cafard définit deux lieux de l’abjection qui se répondent, même si leurs frontières claires et distinctes nous échappent, nous glissent entre les doigts. À la fois à l’intérieur et à l’extérieur, la présence du cafard est indéniable, bien que sa nature exacte reste du domaine de l’inconnu.