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Tout au long de cette analyse, nous avons observé que de nombreuses constatations pointaient en direction d’une indifférence, ou d’une absence d’écoute de la réalité de l’exilé. En effet, le roman rend compte du fait que par peur de la violence, la société montréalaise en général craint la part d’inconnu que porte l’exilé d’un pays en guerre, cette part qui recèle les sombres revers de la condition humaine. Le type de relation que cela entraîne est merveilleusement reflété dans une scène où le protagoniste se fait arrêter dans la rue par la police parce qu’il regarde avidement les gens manger dans un restaurant et dérange de paisibles gens. Il observe alors,

[w]hile one of the officers held my papers and went back to the car to check out my past, I watched the couple watching me, as if finally something exciting was happening in their lives. They watched it from behind a screen as if it were live news. [...] The couple enjoyed watching me, as if I were some reality show about police chasing people with food envy syndrome. 164

Cette scène rend compte de la distance qui sépare le protagoniste du commun des

mortels montréalais : c’est la distance d’une vitre transparente. Tout est vu, mais peu

entendu ou compris. Cette scène ne peut pas toucher ses spectateurs, dans tous les sens du terme. Cette observation est très certainement l’un des points phares du roman, qui mène le protagoniste à complaire dans la violence. Cette forme de relation lui fait violence, car elle

nie une part de son réel. Faute de trouver l’espace pour faire un deuil, le deuil de cette violence vécue, il est contraint de trouver refuge dans une forme d’imaginaire, celle d’une coquerelle, géante ou miniature. Face au trauma perpétué, et même déployé par sa situation, il est poussé dans ses derniers retranchements165, et poursuit psychiquement l’objet de la perte. En effet, la rébellion est souvent l’un des symptômes normaux du deuil – et de la mélancolie –, mais celle-ci « […] peut-être si intense qu’on vienne à se détourner de la réalité et à la maintenir par une psychose hallucinatoire de désir »166. Le maintien de cette réalité par le biais de la coquerelle est d’autant plus palpable que la rébellion augmente. Cette rébellion le fait devenir méchant167, ce qui contribue à l’exclure davantage de la

société et le réduit à la maladie, à la folie.

[…] such that being insane, like being foreign, means coming from a different geographical space. Foreignness and insanity both participate in a constellation of images surrounding childhood and the family. For just as being foreign is frequently conceived as not belonging to the family, or as commensurate with an infantilized status and a need for parental guidance […] 168

La réalité du protagoniste et celle de la société se retrouvent donc en corps à corps. Plus la première est dénoncée, plus elle est rejetée par la seconde et emportée dans la spirale destructrice de l’Altérité169. Dépossédé, le protagoniste ne veut pas nécessairement posséder. Mais sans outils pour sortir de cette spirale, il ne sait faire autrement dans un monde des possibles qui se limite aux violents paramètres de sa mélancolie, à sa perception de la nature qui gathers and invades. Il existe en effet un certain deuil à faire, quant à la forme de la violence vécue dans le pays d’origine, un deuil doit être compris et accepté de part et d’autre. Pour cela, il est nécessaire que le sujet ne perçoive pas le monde seulement sous le prisme de la violence et que l’interlocuteur accepte de considérer la réalité de la violence, telle qu’elle excède les éléments factuels. Mais pour cela il faut que le premier

165

Mentionné par Simon Harel pour rendre compte du « corps à corps dont la violence psychique et physique n’est pas absente » qui est à la base de la méchanceté observée chez les écrivains migrants.

Simon Harel, Attention écrivains méchants (Québec: Presses de l’Université Laval, 2010), p.18.

166 Sigmund Freud, « Deuil et mélancolie. Extrait de Métapsychologie ». Sociétés, n° 86, 2004, p.8. 167

Selon Simon Harel la méchanceté comme affect « (...) est un acte furtif et cruel qui consiste à trafiquer l’autre, à le manipuler, puis à le jeter ».

Simon Harel, Attention écrivains méchants (Québec: Presses de l’ Université Laval, 2010), p169.

168 Rebecca Saunders, The Concept of the Foreign: An Interdisciplinary Dialogue (Oxford: Lexington Books, 2003) p.35. 169 Fait référence au rapport d’altérité.

puisse « dire l’indicible ». L’auteur écrit cet indicible avec trop d’agressivité et trop de méchanceté pour favoriser ou induire une écoute pleine de bonne volonté. Et comme le dirait Simon Harel dans Attention écrivains méchants « [a]u contraire de l’euphorie, de la sympathie et de toutes ces formes de la confiance dans le monde, la méchanceté introduit un affect corrosif qui promeut la (dé) solidarité, la (dé) localisation de notre inscription, à titre de sujet, dans le monde que nous habitons »170. Que doit-on déduire d’un livre qui décrit avec méchanceté le parcours d’un homme que les mots ne touchent pas? L’espace d’humanité n’est-il pas quelque chose qui se créé avec les mots ?

3 - Un exil sans autre porte que la mélancolie :