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Comment parler d’un trauma temporel dont le sens nous échappe, et donc de l’expérience d’une identité ancrée dans la discontinuité par une hantise inassimilée? Contraint de rencontrer une psychologue régulièrement, le protagoniste doit parler de son expérience, de sa vie, et se trouve confronté au paradoxe du témoignage tel que le décrit Gorigio Agamben, qui, reprenant les mots de Wiesel, formule l’hypothèse que le témoignage porte en soi une lacune car « [c]eux qui n’ont pas vécu l’expérience ne sauront jamais; ceux qui l’ont connue ne parleront jamais; pas vraiment, pas complètement »145. Cet auteur, parlant ainsi des survivants d’Auschwitz, rend compte de la part d’indicible qui appartient à ceux qui ont fait l’expérience d’une réalité telle qu’elle excède nécessairement

ses éléments factuels. Comme il est impossible de témoigner fidèlement d’une expérience

d’une telle nature, ce qui est en reste est renvoyé à l’indicible. Cette lacune est la part intémoignable qui participe nécessairement du témoignage : « [p]eut-être toute parole, toute écriture, naît-elle, en ce sens, comme témoignage. Pour cette raison même, ce dont elle témoigne ne peut être déjà langue, déjà écriture : ce ne peut être qu’un intémoigné »146. En ce sens, l’expérience existe avant la parole.

Pour le protagoniste, c’est l’expérience de la violence inhumaine, son trauma temporel, qui fait de son quotidien une réalité telle qu’elle excède nécessairement ses

éléments factuels. C’est sa condition identitaire même qui renvoie sans cesse le

protagoniste à la part d’abjection en lui, celle du cafard, qui reste inassimilée, qui reste inconnue – toujours au sens de savoir – et étrangère. C’est donc avant les mots que se situe cette expérience identitaire qui échappe à son entendement :

[w]ords have no effect on my skin, will never straighten my hair, won’t make my finger reach out, wet, to explore triangles of pubic hair and soft red cracks, hollows of sensitive secret spot. Words, my love, keep tongues busy with dry air and clacking noise, words are what keep us away from the source of liquid and life. 147

145 Giorgio Agamben, Ce qu’il reste d’Auschwitz (Paris: Rivages Poche, Petite Bibliothèque, 2003) p.35. 146 Agamben p.41.

Les mots présentent donc une distance face à l’expérience vécue par le protagoniste, car il lui est impossible d’en parler vraiment ou complètement. La part du quotidien qui échappe à l’entendement, cette hantise inassimilée, est donc de l’ordre de l’indicible.

Dans ce cas, l’indicible semblerait davantage transmissible par le corps, par le toucher : « [t]here must be some branch in therapy where silence is encouraged and touch is the answer »148. Un quotidien discontinu, marqué par la hantise, pourrait-il être entièrement transmis autrement ? Le protagoniste est donc bien conscient que la violence inhumaine et guerrière qui l’habite est marquée à même sa chair. Ceux qu’il croise dans les divers lieux de cette ville qui est Montréal semblent craindre le sens réel de la violence, de la réelle vulnérabilité qui y est déposée. C’est la crainte des histoires réelles que porte cette violence, qui la raconte et la dénonce. Ainsi, il dira de sa cicatrice « [m]any people in my life asked me about it, but no one had touched it before, maybe because it looked fragile, as if it was about to burst wide open and spray a fountain of blood »149. Le protagoniste observe

comment la grande cicatrice apparente sur son front provoque chez les autres une curiosité méfiante, une inquiétante étrangeté comme dirait Julia Kristeva.

Tous les autres, sauf les exilés qui ont vécu la guerre et connaissent ses violences et ses cicatrices, affichent de la méfiance face à cette étrangeté. Cette méfiance est relative à l’inconnu, à l’inconnu qui avive la peur, comme autre couche d’étrangeté marquée à même la peau. C’est une partie de son histoire qui est marquée sur son front, cette partie qui révèle son humanité profonde, sa vulnérabilité. Mais quiconque est à l’aise avec sa vulnérabilité l’est nécessairement avec la violence – puisque l’une éveille l’autre – et dans ce roman, à plusieurs reprises, le protagoniste pointe du doigt le malaise qu’il attribue sans exclusivité à la société qui l’accueille, la société montréalaise. Ainsi relégué par de nombreux individus qu’il croise au rang de cafard, de « scum of the earth » un peu « trop brûlé par le soleil », semble avoir développé un mécanisme de défense généralisé. Comme l’énonce Simon Harel, dans Attention écrivains méchants,

[l]a perception de l’autre [comme de soi-même, pourrions-nous ajouter] comme abject s’impose donc comme mécanisme de défense. Les figures névrotiques de ce cantonnement de l’altérité sont bien connues, elles

148 Rawi Hage, Cockroach (Toronto: Anansi Press, 2008) p.97. 149 Hage p.85.

décrivent un hygiénisme social qui fait apparition à intervalles réguliers. Cette abjection, faut-il le dire, est un mécanisme de défense particulièrement rigide dont le rôle premier est de redonner de manière tout à fait provisoire, une cohérence à un système social [...].150

Quelque part, le protagoniste dénonce un système social qui, dans le cadre de

Cockroach, apparaît comme un hygiénisme social camouflé. Le protagoniste dénonce le

fait que, sous l’apparence d’une ouverture sociale, d’une ouverture à l’autre et à l’étranger, se cache un dégoût de ce qui est différent et qui dérange. Bref, il existe un refus de reconnaître la part déplaisante de l’autre.