• Aucun résultat trouvé

Le télescope, l’étalon et la précision de la mesure

Note introductive

2. Le télescope, l’étalon et la précision de la mesure

À chaque époque la physique revêt une nouvelle forme, si bien qu’il est difficile de spécifier depuis Galilée jusqu’aux quarks ce qu’est la physique. Cependant, on peut affirmer que la physique est non seulement à la confluence des mondes mathématique et technique mais aussi en amont de

8

R.-V. PICOU, “La distribution de l’électricité”, RS 45 (1890), p. 294. 9

H. von HELMHOLTZ, “Les sciences naturelles et la science en général”, RS 4 (1867), p. 700. Dans les pays anglophones, la phrase de Benjamin Franklin, “A quoi sert un bébé ?” était largement citée (D. KNIGHT, The age of

science, Oxford, 1986, p. 165).

10

bien des découvertes mathématiques et des innovations technologiques. La forme de la physique est donc intimement liée aux autres structures que sont la mise au travail des instruments, l’organisation du résultat des mesures, la représentation opérationnelle des phénomènes et leur mise en forme mathématique.

À l’aube du XIXe siècle, seules la mécanique et l’astronomie se présentent sous des ensembles mathématiquement cohérents. Cependant, très vite, le « siècle de la Science et du Progrès » va voir s’étendre le domaine de la physique : des phénomènes optiques, électriques, thermiques, magnétiques, acoustiques et astrophysiques vont se formuler en théories mathématiques et s’organiser les uns les autres autour de relations quantitatives.

La physique s’étend à de nouveaux territoires en développant systématiquement des stratégies de

précision. En élaborant des instruments de mesure, en maîtrisant le calcul d’erreur, en développant la

sûreté des outils mathématiques, les savants séparent les phénomènes et les détachent des dispositifs en les représentant sous forme de lois. Cette idée de loi et cette pratique de la précision ont d’ailleurs historiquement permis à l’astronomie, à la recherche des observations probables des astres autour de leurs vraies positions, de donner naissance au calcul statistique des erreurs.

Tout au long du XIXe siècle, l’astronomie est régulièrement donnée en exemple du progrès simultané des instruments et de la théorie. La mécanique céleste est une théorie achevée, et tout écart observé à cette théorie doit pouvoir être expliqué. La méthode des résidus est devenue pour les astronomes un leitmotiv : cette méthode énonce que presque toutes les découvertes ont été le résultat de phénomènes résiduels, c’est-à-dire de phénomènes dont l’état des connaissances (théorie et observations confirmées) ne peut rendre compte. L’observation de Neptune en 1846, suite aux calculs d’Adams et de Le Verrier à partir des perturbations de l’orbite d’Uranus, est l’exemple par excellence des résidus : étant donné une planète dont le mouvement ne semble pas obéir à la loi de la gravitation universelle, il s’agit de trouver les coordonnées d’une autre planète telle que la loi soit observée par les deux corps en question. La méthode a cependant des limites : après que Le Verrier en 1861 annonce le mouvement anormal de Mercure, il prévoit un ensemble de petites planètes entre le Soleil et Mercure. Aussitôt des astronomes disent avoir observé de telles planètes11.

11

L. FIGUIER, L’année scientifique et industrielle 5 (1861). Le mouvement du périhélie de Mercure, inexplicable dans le cadre de la physique classique, sera réglé par la relativité générale (1915).

La méthode des résidus sert également de justification à l’établissement de cartes du ciel, car ces cartes permettraient de repérer des mouvements anormaux. La mesure précise des coordonnées d’un astre autorise une stratégie de recherche des écarts quantitatifs. Cette stratégie nécessite tout un équipement. A ce titre, dans la première moitié du XIXe siècle, l’astronomie a tous les aspects de la “big science” : course vers des télescopes toujours plus grands, étude technologique du dispositif lui-même, division et spécialisation du travail dans la manipulation des appareils et du traitement des données, coûts croissants, etc. Mais d’une manière générale, cette stratégie de la précision s’étend à l’ensemble de la physique.

La maîtrise de l’espace physique et pratique est accomplie au travers d’instruments de précision. La métrologie, science des mesures, devient une activité à part entière12

. L’établissement de la métrologie permet d’organiser des bases communes pour les laboratoires, d’étendre ces pratiques aux industries, et d’accélérer les applications de la science, c’est-à-dire la technologie. Les expositions universelles organisent des concours qui attribuent des médailles aux nations qui produisent les meilleurs instruments13

. De même que les astronomes ne manquent jamais de travail puisque les cartes du ciel sont à compléter avec chaque nouveau télescope plus puissant, l’ensemble des disciplines scientifiques bénéficie du surcroît de précision apportée par la technique.

L’astronomie nécessite des collaborations internationales pour récolter le maximum d’observations. Mais elle n’est pas la seule. Ainsi, pour passer les frontières, le télégraphe oblige les nations à se mettre d’accord sur des normes communes. La standardisation des instruments, des techniques, des langages, des étalons est à l’ordre du jour d’une série de congrès internationaux. Dans le contexte d’un accroissement de la division de la production de connaissances, d’une communauté toujours plus internationale, il est crucial d’établir des normes pour réduire les tâches de traduction d’une connaissance à l’autre, d’un laboratoire à l’autre. Le laboratoire est non seulement le lieu de domestication des phénomènes, mais aussi le centre de fidélisation de l’instrument.

12

Pour un bon exemple de l’articulation institutionnel des mesures physiques et de la fabrication des instruments, voir D. CAHAN, “The geopolitics and architectural design of a metrological laboratory: the Physikalisch-Technische Reichsanstalt in Imperial Germany”, in The development of the laboratory: Essays on the place of experiment in industrial

civilization, F. James ed., Macmillan, London, 1989., pp. 137-154.

13

Voir les catalogues d’instruments présentés à l’exposition de 1900 à Paris. A. CORNU, L’industrie française des

instruments de précision 1901-1902, Réimpression : Alain Brieux 1980 ; Catalogue de l’exposition collective allemande

d’instruments d’optique et de mécanique, Berlin, 1900, imprimé par la Reichsdrückerei . Réimpression : Alain Brieux, 1984.

La standardisation n’a d’autre but que de devenir invisible pour que circulent avec un minimum de résistance des objets ou des informations. La fée, domestiquée grâce au développement d’instruments de précision, circule à toute allure tout en n’arrêtant pas d’être contrôlée par des références fixes, des conventions stables. Les standards constituent les règles de l’économie politique de l’association des nouveaux êtres qui prolifèrent en cette seconde moitié du XIXe siècle. Si l’on comprend que le laboratoire est le lieu de fabrication simultané du phénomène et de sa mesure, il devient plus facile d’envisager que les scientifiques travaillent à préciser aussi bien leurs pensées que leurs appareils. En ce sens, apprendre aux étudiants à faire des mesures est une manières de les discipliner. Le travail de précision de la science, calqué sur la méthode des résidus, est d’ailleurs un thème qui revient souvent dans la dernière décennie du siècle.