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La physique procure de nouvelles demeures à la fée

Note introductive

7. La physique procure de nouvelles demeures à la fée

Dans les années 1860-1890, un curieux croisement a lieu. La division et la précision du travail de la nature s’étend et se complexifie parallèlement au travail des représentations de la matière. La vulgarisation scientifique qui est en plein essor tente de communiquer au plus grand nombre des représentations, et des nouvelles machines, et des théories. En cette époque électromagnétique, les récits semblent coïncider avec la description que les savants font du monde. Les machines électromagnétiques produisent des effets macroscopiques explicables par des analogies simples. La notion de loi décrit aussi bien tel phénomène particulier qu’une théorie générale. Cependant, la description théorique devient de plus en plus mathématique et peut de moins en moins répondre à des intuitions mécanistes. Les physiciens travaillent certes la matière, mais ils travaillent aussi de plus en plus leurs représentations. La division du travail au sein même des représentations devient trop compliquée pour être vulgarisée. Les machines et les représentations continuent à être vulgarisées, mais sans plus de correspondance directe.

L’extension de l’électricité aux objets quotidiens s’accompagnent d’une intense vulgarisation des découvertes scientifiques44. La grande nouveauté des phénomènes électriques consiste dans le fait qu’ils sont produits systématiquement et scientifiquement à l’aide de machines et d’instruments. Lorsque Jupiter est domestiqué, les savants peuvent multiplier les demeures de la fée, en construisant des machines et en résumant ses apparitions sous forme de lois valables en principe partout.

Ainsi, les cours publics sont très caractéristiques, dans la mise en scène des phénomènes et dans leur fonction sociale. Au XVIIIe siècle, les récits de la “philosophie naturelle” mettaient en scène des phénomènes singuliers et extraordinaires. Les instruments qui servaient à produire la “physique amusante” étaient regroupés dans des “cabinets de curiosité”. L’intérêt pour l’électricité se formulait comme une collection d’instruments aux effets étranges, et concernait la noblesse et la riche bourgeoisie45

. Au XIXe siècle le phénomène de la science investit de plus en plus de lieux. Les

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La Revue Scientifique est à mi-chemin entre les revues spécialisées et les revues de grande vulgarisation, étant donné que bon nombre d’articles sont produits par des savants. Au départ, en 1863, la Revue Scientifique fonctionne selon le procédé de feuilletons, basés sur des cours donnés dans des institutions prestigieuses (Sorbonne, Royal Institution) et mettant en spectacle des expériences. Vers 1885, pour la physique, les conférences et les traductions d’articles publiés remplacent presque complètement les cours publics, probablement parce que les applications sont devenues lot quotidien — pour les citadins du moins — et que se multiplient les « universités populaires ».

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J. TOLAIS, “La physique expérimentale”, in Enseignement et diffusion des sciences en France au XVIIIe siècle, dir. R. Taton, Hermann, Paris, 1964, pp. 618-645.

phénomènes électriques ne sont plus des faits isolés, mais activement produits dans des réseaux qui s’étendent à travers le monde. Le public potentiellement intéressé au développement de la science s’accroît. Des cours sont organisés pour montrer spectaculairement l’étendue de l’emprise de la science sur la nature.

Tous les phénomènes produits et expliqués par la science ne sont pas susceptibles d’être mis en scène lors de cours publics. Loin s’en faut. Mais l’époque électromagnétique correspond à cette possibilité qu’ont les machines de produire avec très peu d’intermédiaires des effets macroscopiques visibles et lisibles. Ainsi, lorsque la science s’offre en spectacle, sous le regard public, la tension entre les représentations théoriques et les machines se résorbe. La mise en scène de la science dans les cours publics permet la fusion de la représentation et des acteurs, tout en écartant les questions “qui est auteur du récit ?” et “qui est fabricant du décor ?”. La distance entre science et industrie est alors théâtralement réduite lors de leçons publiques où la science est exposée par de vénérables savants comme un spectacle sérieux. Ces leçons permettent, en quelque sorte, de joindre le geste à la parole, d’unir le récit du phénomène à sa production simultanée. Alors, le public constate que derrière la collection de faits divers, aussi singuliers soient-ils, se trouve un ensemble de faits ordonnés. Et lorsque les leçons sont nourries d’applaudissements, comme le relatent parfois les comptes-rendus, la science de spectacle galvanise l’assemblée46.

Le laboratoire est explicitement conçu comme le lieu de reproduction en miniature de phénomènes naturels. L’arc électrique est d’abord un instrument d’expérimentation lorsqu’il permet à Lissajoux de reproduire le soleil.

Si le soleil nous éclairait à cette heure, nous pourrions l’interroger lui-même à l’aide de l’expérience et le forcer en quelque sorte à nous livrer le secret de sa radiation. Ne regrettez pas trop son absence, son concours fut toujours incertain. Avant que la science n’eût gravi les degrés du grand amphithéâtre pour se manifester avec plus d’éclat à un auditoire plus nombreux, nous avons assisté bien des fois, il y a quelques années, aux angoisses du professeur attendant une éclaircie pour tenter une expérience d’optique, préparant avec grand soin, dans son amphithéâtre encore vide, une séance de démonstration expérimentale, et obligé, au moment de sa leçon, par l’invasion des nuages, à discourir, la craie à la main, sur les mérites du soleil absent.

Aujourd’hui, plus de ces mécomptes ; le professeur a sous la main un soleil réduit et complaisant, la lumière électrique. Par son éclat et ses propriétés, elle est l’image fidèle de la lumière solaire47

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Les leçons scientifiques de la Sorbonne ont lieu le soir, et sont accessibles sur présentation de cartes personnelles. Voir J. JACQUES & D. RAICHWARG, Savants et ignorants : Une histoire de la vulgarisation des sciences, Paris, Le Seuil., 1991, pp. 157-158.

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Manifestement, les procédés électriques sont les plus spectaculaires, faisant du physicien une sorte de magicien qui ne craint pas d’expliquer ses “trucs”. Lors d’une soirée scientifique à la Sorbonne, Jules Jamin impressionne son auditoire avec un phare électrique et des allumeurs électriques des becs de gaz.

La salle étant plongée dans l’obscurité par l’interruption du courant qui alimente le phare et par la fermeture du compteur à gaz, il rallume instantanément tous les becs en faisant jaillir l’étincelle de Ruhmkorff à l’extrémité des fils. L’habile physicien manœuvre lui-même son appareil48.

Le récit s’appuie ici sur l’exposition publique de phénomènes, spectaculaires si possible. Tel est le rôle des leçons de choses : susciter un intérêt pour des phénomènes qui ne se rencontrent pas comme cela dans la nature, familiariser les gens avec des instruments promis, d’une façon ou d’une autre, à intervenir dans leurs vies. D’une manière générale, l’extension, dans les espaces quotidien, des phénomènes (entre autres électriques) s’accompagne de récits qui font correspondre les connaissances aux gestes pratiques de production de ces connaissances.

Aujourd’hui l’humanité a conquis le droit de dire :

La nature matérielle et les forces auxquelles elle obéit n’ont plus de secret que je connaisse ou que je ne puisse connaître un jour ;

L’histoire de la terre n’a plus rien de mystérieux pour moi … Mon œil pénètre la profondeur de l’univers …

Je pèse le soleil et j’analyse les substances dont il est formé …

Je joue avec les forces de la nature ; je transforme la lumière en chaleur, la chaleur en lumière, l’électricité en magnétisme, le magnétisme en électricité, toutes ces formes de l’activité en puissance mécanique ; je convertis les uns dans les autres les composés de la chimie ; j’imite tous les procédés de la nature morte et la plupart de ceux de la nature vivante ; …

Je plie à mon usage toutes les forces et tous les dons de la terre ; je me sers même de forces dérivées qu’elle ignore peut-être, et de substances complexes qu’elles n’a probablement jamais produites49. Ce récapitulatif des découvertes scientifiques par Jean-Baptiste Dumas, particulièrement lyrique, identifie le savoir avec la construction de ce savoir (voir, peser, analyser, combiner, convertir, imiter, produire). Et comme le savoir ainsi produit s’étend à l’ensemble de la matière visible, les lois qui leur correspondent s’appliquent partout. Cependant, cette correspondance entre le “faire” et le “dire” des savants ne s’étend pas spontanément dans le monde.

En toile de fond, les stratégies de précision peuvent être célébrées car la description pratique des phénomènes coïncide avec leur représentation théorique. Ainsi, le récit des applications de

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RS 1 ,12 mars 1864.

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l’électricité est lié à une possibilité rendue nécessaire (la conservation de l’énergie) et à une précision des dispositifs. La physique procure de nouvelles relations fines des milieux. L’époque électromagnétique modifie les espaces de façons particulières. Les phénomènes ne sont plus uniquement produit localement. Ils peuvent désormais se propager. Leurs relations sont de plus en plus fines, ouvrant sans cesse de nouvelles voies à l’approfondissement des connaissances de la matière. La notion de champ pénètre la physique : à tout point de l’espace et en un temps donné correspondent des valeurs déterminées de certaines grandeurs physiques. Avec les ondes électromagnétiques, c’est tout l’espace qui est virtuellement investi de valeurs, qui n’ont rien à envier aux valeurs astronomiques, puisque “une onde lumineuse est une suite de courants … qui changent de sens un quatrillion de fois par seconde”50

. Brièvement, la « mesure » de l’espace n’appartient plus uniquement aux êtres géométriques mais également aux fonctions.

Alors qu’au XIXe siècle, les savants ont la possibilité de faire coïncider la description de l’espace avec ses agencements pratiques, aujourd’hui, il semble difficile de produire un récit qui inclurait de manière naturelle le big bang et l’ordinateur — tous deux issus, entre autres, de pratiques de la physique. La vulgarisation de la physique a subi une transformation radicale avec l’avènement de la théorie de la relativité (restreinte puis générale) par Einstein. D’emblée réputée incompréhensible, cette théorie a suscité un engouement qui n’a rien à voir avec son contenu physique. Quand Einstein vient présenter sa théorie à Paris en 1922, ceux qui veulent le voir sont considérés comme snobs car sa théorie dépasse tout entendement commun. Avec Einstein on renonce à une vulgarisation “réaliste” : de toutes façons sa théorie ne concerne pas le monde quotidien51.

Au niveau de la physique mathématique, la relativité prolonge les pratiques théoriques de l’électromagnétisme : les bases des équations ne sont plus des mouvements (atomes, éther, électrons) mais des structures qui articulent les différentes théories. Les lois de Newton sont des approximations de principes qui dirigent un monde sans commune mesure avec notre monde ordinaire. Les constantes universelles sont une autre découverte fondamentale de la physique au début du XXe siècle : il existe des étalons universels des phénomènes. Selon que la valeur d’un phénomène est proche ou non de la valeur d’une constante universelle, il n’appartient pas au même monde théorique. Une particule dont la vitesse est proche de celle de la lumière n’obéit aux lois de

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H. POINCARE, “La lumière et l’électricité”, RS 53 (1894), p. 108. 51

la physique classique mais au principe de relativité. Dès lors, les constantes universelles interdisent de se faire une représentation astronomique du monde, de pouvoir imaginer que les phénomènes sont identiques à toutes les échelles.

L’époque électromagnétique se distingue donc par une remarquable coïncidence : les récits qui parlent du fonctionnement des machines et ceux qui décrivent le monde sont les mêmes. Les phénomènes électriques sont fabriqués dans les laboratoires, mais ils représentent en même temps les lois de la nature. Les savants semblent alors dire ce qu’ils font et faire ce qu’ils disent.