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Le télégraphe, les machines et la division du travail de la nature

Note introductive

3. Le télégraphe, les machines et la division du travail de la nature

La grande différence de l’électricité avec l’astronomie réside dans la distinction entre production et observation des phénomènes. Alors que les astronomes construisent des instruments pour « recueillir » des données, les électriciens fabriquent des appareils pour produire des charges, les faire circuler et les stocker. La production d’électricité est tout d’abord un travail et une sélection des milieux. Quels sont les milieux conducteurs et isolants ? Quelles sont les réactions chimiques qui produisent un courant ?

Le XVIIIe siècle correspond à la constitution de l’électricité statique. Comment produire de l’électricité et l’isoler simultanément pour l’observer ? Comment la conserver pour la rendre un peu plus autonome ? Les machines électrostatiques, dont on fait tourner manuellement les “frotteurs” (ambre, souffre, verre), permettent de produire, comme une pompe, une substance qui peut être “condensée” (bouteille de Leyde) et communiquée par contact (conducteurs) à certains corps. L’analogie entre les “aigrettes” (étincelles électriques) et la foudre est réalisée dans la confection des paratonnerres qui recueillent l’électricité atmosphérique.

Cette phase de séparation et d’isolation des phénomènes électrostatiques prépare la voie à une électricité des “courants”. Avec l’invention de la pile, par Volta en 1800, l’électricité accède au dynamisme : à l’observation de configurations statiques s’ajoute l’exploration des effets de “l’impulsion du fluide électrique”. Une fois admise la nature unique de l’électricité dans ses différentes manifestations, se pose les questions des moyens de production, de transport, de

stockage, questions d’abord de laboratoire, mais qui intéresseront bien vite l’industrie. En retour, les applications électriques pourront susciter des dispositifs qui à leur tour envahiront les laboratoires.

La découverte de phénomènes pour devenir scientifiques nécessite l’invention d’instruments de mesure, qui à leur tour pourront contrôler des machines et produire de nouveaux effets. Prenons l’effet thermoélectrique comme exemple. Un courant électrique circulant à travers une résistance dégage de la chaleur. L’effet thermoélectrique est une inversion de ce phénomène : du courant est produit dans un circuit comprenant deux conducteurs portés à des températures différentes. Cet effet permet d’améliorer la précision des thermomètres.

L’entrelacs des instruments et des machines, neuf au XIXe siècle, est crucial pour le développement de l’électromagnétisme. Les machines, depuis qu’elles existent, ont la particularité de produire des phénomènes qui n’existent pas dans la nature. La mise au point de machines correspond à l’isolation d’un phénomène dans des matériaux dont on connaît alors les propriétés. L’électricité est produite en combinant des intensités et des tensions calibrées avec des matériaux purifiés. Ainsi la division du travail n’apparaît plus uniquement comme celle des gestes des savants, mais aussi comme une division du travail de la nature. Tandis que la loi de gravitation est présente partout, qu’elle soit observée parmi les astres ou mesurée sur terre, les phénomènes électriques doivent d’abord être produits avant d’obéir à une loi.

Le dispositif télégraphique est simple dans son idée : un milieu homogène (fils métalliques), une perturbation de l’état de ce milieu et la détection de cette perturbation. Cependant, les problèmes pratiques ne sont pas faciles à résoudre : comment “noter” un courant électrique ? quelle est l’information que véhicule un signal ? chaque lettre de l’alphabet doit-elle correspondre à un type de signal ou à un fil différent ? comment allonger le fil sans perdre le signal ? Au départ, on tente de détecter le courant électrique à l’aide de réactions chimiques créées en bout de course par l’électricité. La grande innovation consiste à utiliser les effets électromagnétiques du courant.

Le couple électricité-magnétisme offre un superbe exemple de convertibilité de formes d’énergie différentes, c’est-à-dire de division du travail des phénomènes. Mais il oblige également les physiciens à mettre au travail leurs théories. Quelles sont les relations entre vertus électriques et magnétiques ? En 1819, Œrsted découvre qu’un courant électrique influence l’orientation d’un aimant placé dans son voisinage. Un courant rectiligne peut provoquer un mouvement de rotation

de l’aimant ! Inversement, Ampère observe l’action de courants circulaires sur les aimants et invente le “solénoïde”. Pour comprendre la relation entre électricité et magnétisme, Ampère réduit le magnétisme à de minuscules et innombrables courants électriques orientés, faisant du magnétisme un effet électrique. En 1831, Faraday découvre les “courants d’induction”, c’est-à-dire le rôle des aimants dans la création de courant. Dès lors, l’électricité et le magnétisme sont en relation lorsque soit le courant varie, soit l’aimant bouge. L’électricité n’est plus seulement la cause du magnétisme, mais peut aussi en être un effet : les deux phénomènes doivent être pensés sur le même pied.

Comment mettre en évidence cette fée qui échappe à notre vue mais se manifeste par une série d’effets ? Le galvanomètre met en scène les relations causales de l’électricité et du magnétisme : le déplacement de l’aimant est proportionnel à l’intensité du courant. L’idée générale est de ramener les phénomènes électriques à des mouvements mécaniques observables afin d’inventer des moyens de les mesurer. Le télégraphe est alors une sophistication du couplage d’une batterie (production du courant) avec un galvanomètre (détection de la variation de l’intensité du courant).

Le XIXe siècle est “le siècle des machines”14. Les stratégies de précision et de division du travail de la nature se traduisent par des “machines magnéto-électriques” qui fournissent du courant électrique au moyen du magnétisme existant, et des “machines électro-magnétiques” qui développent une force motrice, un travail à l’aide d’un courant existant15. Le magnétisme sert donc de médiateur entre deux types d’énergie, le mouvement mécanique et l’électricité. Ces machines reposent sur des configurations géométriques des éléments suivants : champs magnétiques (éventuellement canalisés par un aimant permanent), bobines de fils dont l’épaisseur, la longueur et l’orientation sont déterminantes dans l’équilibre des flux, et mouvements de rotation ou de va-et-vient qui autorisent la machine à accomplir des cycles. La dynamo de Zénobe Gramme (1870) en est un exemple typique. Sa grande caractéristique est d’être réversible : soit fournir du courant à partir du mouvement, soit du mouvement à partir du courant. Cela fait immédiatement entrevoir de grandes possibilités pour l’électricité comme véhicule d’énergie.

Le développement des dynamos va progressivement permettre de produire des courants intenses, et alternatifs, impossibles avec les piles voltaïques ou les batteries. L’électricité se divise alors en deux modes : les courants faibles pour le transport d’information et les courants à grande

14

Le Général SEBERT, “Les progrès des industries mécaniques et les moyens de les développer”, RS 66 (1901), p. 133. 15

tension pour les machines énergétiques. Les courants alternatifs sont cruciaux pour le développement des moteurs : ils ne sont pas seulement plus stables, mais ils permettent également de simplifier les moteurs en diminuant le nombre de parties mobiles16

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Le siècle des machines est aussi celui des instruments, dont les créateurs sont alors célèbres. Ainsi la fameuse “bobine de Ruhmkorff”, dont s’équipe tout laboratoire de physique après 1850, permet à partir du courant continu d’une pile de produire un courant alternatif à tension très élevée, et par exemple des étincelles à rythme soutenu. En connectant cette bobine à deux électrodes d’un tube dans lequel on a fait un vide relativement poussé, on obtient le “tube de Geissler”, qui est à l’origine de l’expérimentation de différents rayonnements.

Certes l’acquisition d’instruments de précision coûte, mais leurs résultats sont sans prix. Par leur taille croissante et leur équipement (électricité, tubes à vide, appareils de précision pour la physique), les laboratoires sont de plus en plus chers. Ainsi Pasteur appelle à multiplier “les temples de l’avenir, de la richesse et du bien-être”, “ces demeures sacrées que l’on désigne du nom expressif de laboratoires.”17

Il est généralement admis que la valeur de la science repose, entre autre, sur sa capacité à produire de nouvelles techniques qui améliorent le bien-être. Mais la physique possède une valeur supplémentaire : l’exigence et la possibilité de représenter de manière simple l’ensemble des propriétés de la matière.