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La Sympathie Smithienne, de la Cognition à l’Émotion

INTRODUCTION

Dans la première partie de la Théorie des sentiments moraux (1759, 1790), « De la convenance de l’action » et, plus particulièrement, dans la première section, Smith veut donner une explication de ce qui est à l’origine de l’approbation morale. La solution de ce problème constitue un pilier de sa philosophie morale : on sait qu’il s’agit de la sympathie1.

Aujourd’hui, c’est le même terme de sympathie qui est employé en économie dans le cadre de la théorie de la décision individuelle afin de donner une explication de (et ainsi, représenter des) comportements dont les motifs seraient non égoïstes. Il se distinguerait du concept d’empathie dont l’introduction en théorie du bien-être avait pour objectif de pallier les problèmes de comparaison interpersonnelle d’utilité. Il paraît évident pour un économiste que ces deux concepts, de sympathie et d’empathie, évoquent la « sympathie » telle, cette fois, que l’utilisait celui en qui il tend à reconnaitre le père fondateur de sa discipline, Adam Smith, et cela même s’il s’agit, avant tout, d’un concept de sa philosophie morale (voir, par exemple, K. Binmore, 1994 ; 1998 ; P. Fontaine, 1997 ; R. Sugden, 2002; N. Ashraf, C. F. Camerer, G. Loewenstein, 2005, p. 134-6). Le trajet qui nous conduit du milieu du XVIIIe siècle à l’époque contemporaine semble donc aller de soi. Suffisamment, en tout cas, pour que quelques commentateurs aient tenté de répondre à la question de savoir si la sympathie, dans la Théorie des

sentiments moraux, correspond à ce que l’on désigne aujourd’hui par « empathie » ou

« sympathie », en économie bien sûr, mais aussi dans d’autres domaines du savoir (voir K. Binmore, 1994 ; 1998 ; P. Fontaine, 1997 ; R. Sugden, 2002). Pour certains, il s’agit de mettre fin à l’ambiguïté qui subsiste dans l’emploi contemporain des termes « empathie » et « sympathie » en théorie économique et d’en suggérer, en adoptant une perspective historique, une application plus pertinente (voir P. Fontaine, 1997). Pour d’autres, il s’agit de clarifier ce que l’on désigne par « sympathie » et « empathie » dans les théories du choix rationnel en les confrontant à la sympathie smithienne (K. Binmore, 1994 ; 1998 ; R. Sugden, 2002), ou encore, d’ériger cette dernière en représentation alternative des relations interindividuelles (R. Sugden, 2002, p. 70).

1

Pour une présentation et une discussion du système de sympathie chez Smith, l’article de Glen R. Morrow (1923) constitue, en dépit de son ancienneté, une remarquable introduction.

Effectué dans ce sens, le trajet peut paraître fructueux grâce à l’éclairage qu’il procure à la théorie économique moderne en nous invitant à mettre fin à cette sorte de syncrétisme où se mêlent l’empathie, la sympathie, la bienveillance ou l’altruisme. Mais si l’on cherche à parcourir le trajet dans l’autre sens, à comprendre la sympathie chez Smith à l’aide de la sympathie ou de l’empathie aujourd’hui ? Cette fois, la clarification attendue n’est pas au rendez-vous. Les mêmes auteurs qui étaient parvenus à utiliser Smith pour améliorer notre compréhension de la sympathie et de l’empathie aujourd’hui, semblent convenir que l’analyse moderne ne leur facilite pas la compréhension du principe de sympathie smithien2. De sorte que la question de son contenu demeure ouverte.

Dans un premier temps, après avoir exposé les raisons qui rendent difficile le retour sur l’œuvre de Smith à partir des usages modernes de la « sympathie » qui désigne un phénomène émotionnel et de l’ « empathie » envisagée comme un phénomène cognitif, on met en évidence le caractère multidimensionnel de la sympathie smithienne, puisqu’à travers elle, Smith parvient à articuler ces deux dimensions précédentes, et cela grâce au concept de « force de conception », d’origine clairement humienne et jusqu’à présent négligé par les commentateurs (§1). Dans un second temps, il s’agit de dégager les caractéristiques du mécanisme ou de l’identification sur laquelle repose la sympathie chez Smith. Cette identification constitue un processus cognitif complexe déclenché par la perception de l’expression d’une passion. On montre qu’elle est une condition de l’émergence de la sympathie et qu’elle requiert une information sur les causes de la passion qui anime la personne principalement concernée, dont l’importance du contenu varie selon notre disposition à sympathiser avec cette passion. Bien que la sympathie smithienne suppose que l’on change, à travers l’identification, de circonstances mais aussi de personne, on met en évidence que cette dernière est imparfaite pour deux raisons : (i) notre irréductibilité à autrui et (ii) notre capacité à nous différencier d’autrui

(§2). Enfin, on en vient à la sympathie envisagée en tant que résultat émotionnel. Le

contenu émotionnel de la sympathie smithienne est explicité à partir, principalement, d’arguments textuels qui avancent l’idée d’une synonymie entre « sympathy » et

2

C’est en quelque sorte ce qu’affirme R. Sugden, à la difference qu’il soutient que l’œuvre de Smith peut être pertinente pour la théorie économique contemporaine : « But perhaps the confusion results from trying to read Smith through the lens of modern rational choice theory. Perhaps Smith has a model of inter-relationships between individuals’mental states which cannot be represented in the framework of that theory, but which is nonetheless coherent. And perhaps Smith’s model represents significant features of the real world, which the modern theory has edited out. » (2002, p. 70).

« fellow-feeling », dans la Théorie des sentiments moraux. Une analyse de la façon dont l’identification affecte la sympathie permet de rendre compte de la nature de son contenu émotionnel. On montre ainsi que l’imperfection de l’identification a pour conséquences que : (i) tout spectateur peut sentir une passion que la personne principalement concernée est incapable de ressentir, et (ii) l’émotion sympathique est toujours moins intense que la passion originale et qu’elle varie en son genre. Ainsi, la sympathie constitue une réaction émotionnelle du spectateur à la vue d’autrui expérimentant une situation. Loin de se limiter à une simple copie de l’émotion originale, cette réaction émotionnelle du spectateur est analysée par Smith selon sa

conformité en genre et en intensité à l’émotion ressentie par la personne principalement

concernée, bien qu’elle constitue une émotion différente (§3). Cette analyse de la sympathie smithienne permet de conclure que celle-ci ne se réduit ni à l’empathie ni à la sympathie telles que nous les comprenons aujourd’hui comme économistes.

1. LE SYSTÈME DE SYMPATHIE SMITHIEN : UNE