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ARTICULATION ENTRE COGNITION ET ÉMOTION

2.1. Identification et information

Avant discuter la façon dont Smith traite de l’identification, il convient de revenir sur la faculté qui la permet. Le bref examen du système de sympathie qui précède avait fait apparaître le rôle prépondérant qu’il accorde à l’imagination dans sa mise en œuvre. En tant que processus cognitif, l’identification est, en effet, un acte de l’imagination visant à prendre connaissance de la façon dont autrui est affecté par sa situation : « Ce n’est que par l’imagination, explique Smith, que nous pouvons former une conception de ce

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Malgré les différences importantes mises en évidence par de nombreux commentateurs entre la sympathie humienne et la sympathie smithienne (voir G. R. Morrow, 1923 ; D. D. Raphael, 1972-3 ; K. Haakonssen, 1989, pp. 45-52 ; P. Fontaine, 1997 ; M. Levy et S. J. Peart, 2004 ; K. Stueber, 2006, pp. 30-1 ; J. Rick, 2007), la première a ceci de commun avec la seconde qu’elle sollicite les fondements de la théorie de la connaissance humienne. Comme pour Smith, la sympathie humienne implique, en effet, la conversion d’une idée en impression, à travers l’action de la croyance (voir, par exemple, G. R. Morrow, 1923, p. 65).

que sont [les] sensations [d’autrui ; L.B]. » (TSM, I, i, 1, p. 24). C’est pour cela que Smith désigne l’identification par l’expression « changement imaginaire ». Dans ce processus, l’imagination intervient à deux niveaux :

1. lorsque nous adoptons le point de vue de la personne principalement concernée ; 2. lorsque « nous formons quelques idées de ses sensations » de ce même point de

vue, et cela uniquement à partir des impressions passées de nos sens. Car « [c]e sont les impressions de nos sens seulement, et non celles des siens, que nos imaginations copient. » (TSM, I, i, 1, p. 24).

Nous avons déjà, à plusieurs reprises, souligné que la sympathie repose sur un changement imaginaire ou, en d’autres termes, sur une identification. Il est possible d’être plus précis. L’identification à autrui est, au sens strict, une condition nécessaire à la sympathie : nous ne pouvons, chez Smith, sympathiser avec autrui si nous ne pouvons nous identifier à lui – même si, comme le montrent les développements que Smith consacre au « jugement de convenance », l’existence d’une identification peut être insuffisante (voir infra, pp. 63-66)16. C’est l’articulation que l’auteur effectue entre information préalable, identification et sympathie qui permet de le mettre en évidence. En effet, l’identification elle-même requiert une information préalable sur les causes de la passion qui l’anime. Smith illustre la manière dont ces trois éléments s’articulent, à travers l’exemple de ce qu’il appellera, par la suite, les « passions asociales » (voir

infra, p. 52):

« Il y a certaines [passions] dont les expressions n’excitent aucune sorte de sympathie et qui, avant que nous ayons pris connaissance de ce qui les a occasionnées, nous inspirent plutôt du dégoût et nous fâchent contre elles. Le comportement furieux d’un homme en colère est plus susceptible de nous exaspérer contre lui que contre ses ennemis. Parce

que nous sommes ignorant de la provocation qu’il a subie, nous ne pouvons ni ramener son cas en nous-mêmes, ni rien concevoir de semblable aux passions qu’elle excite. Au

contraire, nous voyons clairement la situation de ceux contre qui s’exerce sa colère et à quelle violence ils peuvent être exposés de la part d’un adversaire si enragé. Aussi sympathisons-nous volontiers avec leur crainte ou leur ressentiment et sommes-nous immédiatement disposés à prendre parti contre celui qui paraît les mettre tellement en danger. » (TSM, I, i, 1, p. 27 ; souligné par moi, L.B.)

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A. Alvarez et J. Hurtado (2010) identifient trois autres conditions à l’émergence de la sympathie : « the sympathetic process has specific conditions for identification to take place : in the first place, the other, the one with whom we are sympathizing, must be able to produce some feeling in us, she must be visible, and we must be able to recognize her as our fellow-being ; second, she must be able to feel herself ; and, third, she must be able to produce feelings intentionally » (A. Alvarez et J. Hurtado, 2010, p. 7).

Il en ressort que l’expression de la passion, ici la colère, à elle seule, ne constitue pas une information suffisante pour le spectateur puisqu’il ne peut, à partir de cela seul,

ramener le cas qu’il observe en lui-même ou, en d’autres termes, s’identifier à celui

qu’il observe. L’impossibilité dans laquelle il est de s’identifier à la personne principalement concernée le rend incapable in fine de sympathiser avec elle. En revanche, celui-ci peut se trouver disposé à sympathiser avec la personne qui est l’objet ou la victime de cette passion puisqu’il en connaît la cause (la colère elle-même) et qu’il peut de la sorte s’identifier à elle. C’est la raison pour laquelle Smith affirme que « la sympathie, ne naît pas tant de la vue de la passion que de celle de la situation qui l’excite » (TSM, I, i, 1, p. 28)17.

On pourrait, cependant, objecter que les passions asociales, telle que la colère, sont une classe de passions à ce point particulière que, dans ce cas seulement, l’identification serait nécessaire à l’émergence de la sympathie de telle sorte que, pour les autres classes de passions, le simple écho produit par leur expression chez autrui suffirait à la faire naître. Le rôle déterminant de l’identification dans l’émergence de la sympathie perdrait alors sa généralité. Cette objection pourrait s’appuyer sur certaines remarques de l’auteur, comme par exemple lorsqu’il explique que

« la peine et la joie fortement exprimées dans une attitude et des gestes affectent aussitôt le spectateur de quelque degré d’une émotion semblable, douloureuse ou agréable. » (TSM, I, i, 1, p. 27)

Pourtant, ceci ne serait pas conforme à la position de Smith. Quelques paragraphes plus loin, il revient, en effet, sur cette question et montre que l’écho (comme Hume, Smith parle de « transfusion » (D. Hume, 1748, III, p. 76 ; TSM, I, i, 1, p. 27)) des sensations d’autrui n’est pas un dispositif qui permettrait de contourner toute identification :

« Si les seules apparences de la peine et de la joie peuvent nous inspirer quelque degré de ces émotions, c’est parce qu’elles nous suggèrent l’idée générale de quelque bonne ou mauvaise fortune advenue à la personne chez qui nous les observons. Et dans ces passions, cette idée générale est suffisante pour avoir quelque influence sur nous. » (TSM, I, i, 1, p. 27)

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Cette importance de la cause dans l’émergence de la sympathie, selon certains commentateurs, permet d’introduire un élément objectif sur lequel un observateur peut s’appuyer pour accompagner ou non les émotions de celui dont il est le spectateur (voir M. Biziou, C. Gautier, J.F. Pradeau, 1999, p. 8 ; Griswold, 1999, pp. 83-96 ; J. Rick, 2007, pp. 138-9).

Ce que Smith affirme ici, derrière un vocabulaire moins transparent qu’on l’aurait souhaité, c’est que l’expression de ces passions, en elle-même, donne une sorte d’information minimale (« l’idée générale de quelque bonne ou mauvaise fortune ») sur ce qui a pu être à l’origine de l’état émotionnel de celui que l’on observe. Bien que très ténue, puisqu’elle informe uniquement sur l’aspect positif ou négatif de ce qui en est la cause, et non sur la nature précise de cette cause elle-même, cette information constitue un élément à partir duquel le spectateur peut s’identifier à autrui. Et aussi approximative que soit cette identification, elle est néanmoins suffisante pour autoriser l’émergence de la sympathie, même si celle-ci est « extrêmement imparfaite » :

« Même notre sympathie avec la peine ou la joie d’autrui, tant que nous n’en connaissons pas la cause, est toujours extrêmement imparfaite. Des plaintes générales qui n’expriment rien d’autre que la douleur de celui qui souffre suscitent en nous de la curiosité pour sa situation, accompagnée d’une certaine disposition à sympathiser avec lui, plutôt qu’une sympathie réelle et vraiment sensible. » (TSM, I, i, 1, p. 28)

Bien que Smith n’évoque pas explicitement le « changement imaginaire », ce passage • confirme que la sympathie présuppose l’identification18

;

• montre que l’identification est gouvernée par l’information sur les causes de la passion originelle ;

• suggère que le degré de sympathie varie avec le degré d’identification.

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On pourrait objecter que ce n’est pas le cas lorsque Smith traite de la sympathie conditionnelle. Il aborde cette dernière à travers le problème de l’approbation morale : « Il arrive certes qu’en certaines occasions nous semblions approuver sans aucune sympathie ou sans aucune correspondance des sentiments […] [Par exemple ; L.B] [u]n étranger vient à passer à côté de nous dans la rue, portant toutes les marques de la plus profonde des afflictions, et on nous apprend immédiatement qu’il vient d’apprendre la nouvelle de la mort de son père […] Cependant il peut souvent arriver, et sans aucun défaut d’humanité de notre part, qu’étant si loin d’entrer dans la violence de son chagrin, nous puissions à peine concevoir le commencement d’un quelconque souci à son sujet. Peut-être que son père et lui-même nous sont totalement inconnus ; ou bien nous sommes occupés à d’autres choses et nous ne prenons pas le temps de représenter dans notre imagination les différentes circonstances de détresse auxquelles il doit penser [autant d’éléments qui constituent des obstacles à l’identification ; L.B]. Toutefois nous avons appris par expérience, qu’une telle infortune excite naturellement un très grand degré de chagrin et nous savons que si nous prenions le temps de considérer sa situation, complètement et dans tous ses détails, nous devrions sans aucun doute sympathiser le plus sincèrement avec lui. Et c’est sur la conscience de cette sympathie conditionnelle que notre approbation donnée à son chagrin est fondée, même dans ces cas où la sympathie ne se manifeste pas réellement. » (TSM, I, i, 3, p. 39). Ainsi, conclura-t-on, à l’inverse de ce qu’une première lecture suggèrerait, qu’à défaut d’identification ou d’amorce d’identification, la sympathie ne pourrait émerger.

2.2. Information et disposition à sympathiser : une