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Une caractérisation du résultat de la sympathie smithienne

ARTICULATION ENTRE COGNITION ET ÉMOTION

3.3. Une caractérisation du résultat de la sympathie smithienne

Cependant, on soulignera que, bien que l’émotion sympathique ne soit pas identique à l’émotion originelle, elle constitue une réponse adaptée lorsqu’il y a sympathie. Pour l’illustrer, Smith explique que :

« la compassion ne peut jamais être exactement l’analogue du chagrin original […] ces deux sentiments peuvent, à l’évidence correspondre l’un à l’autre d’une manière suffisante à l’harmonie de la société. Quoiqu’ils ne puissent jamais être à l’unisson, ils peuvent s’accorder et c’est tout ce qui est recherché et requis. » (TSM, I, i, 4, p. 46).

En ce sens, la sympathie smithienne pourrait apparaître comme la conformité des sentiments du spectateur (de ses émotions ou sentiments sympathiques) à la situation de la personne principalement concernée. Cependant, si cette formulation permet de mettre en évidence le fait que le spectateur puisse ressentir une émotion qui, bien qu’appropriée, serait différente de celle exprimée par la personne principalement concernée, elle n’est pas tout à fait satisfaisante du fait même de l’accent exclusif placé sur la situation d’autrui. On peut, en effet, envisager une situation dans laquelle la réaction émotionnelle du spectateur serait conformité à la situation de la personne principalement concernée sans, pour autant, qu’il y ait sympathie. Cela pourrait être le cas lorsque, par exemple, cette personne réagit de manière disproportionnée à sa situation, lorsqu’elle manifeste un immense chagrin à la suite d’une simple égratignure. Bien que ce que ressent le spectateur à la vue de la situation de la personne principalement concernée soit adapté (il ressent un légère gêne), il n’y a pas sympathie car la réaction qu’il observe ne lui paraît pas adaptée à ce qui l’a suscitée. Pour

reprendre les mots de Smith, dans ce cas, l’émotion du spectateur ne « s’accorde » pas à l’émotion de la personne principalement concernée (TSM, I, i, 4, p. 46).

Ce contre exemple montre que la sympathie ne se limite pas au rapport entre la situation d’une personne et l’émotion suscitée chez le spectateur, mais qu’elle repose sur la mise en relation de trois éléments :

1. la situation de la personne principalement concernée ;

2. l’émotion que suscite cette situation chez la personne principalement concernée ; 3. l’émotion que suscite la perception de la situation qu’expérimente la personne

principalement concernée chez le spectateur.

Il y a sympathie de la part du spectateur, lorsque la réaction émotionnelle de celui-ci (3) à la vue d’autrui expérimentant une situation (1) s’accorde (en genre et en intensité) à l’émotion ressentie par la personne principalement concernée (2). Ainsi, la sympathie désigne la conformité des sentiments du spectateur à ceux de la personne principalement concernée relativement à la situation de cette dernière.

Une fois encore, ce principe peut être illustré à travers le cas extrême de la sympathie avec les morts. S’il y a sympathie, c’est typiquement parce que l’émotion du spectateur considérant la situation du défunt correspond en quelque sorte à l’émotion absente de se dernier. De la même manière, la « faculté de sympathie » concerne l’aptitude à partager les sentiments d’autrui (qu’ils soient réels ou fictifs) ou pour le dire autrement ressentir une émotion relative à la situation d’autrui qui est conforme à l’émotion originelle. Elle est distincte de la « faculté d’imagination », relative à l’aptitude de se mettre simplement à la place d’autrui (voir TSM, I, i, 1, p. 24). C’est dans ce contexte, encore, que l’on distinguera les degrés de sympathie en fonction du rapport qu’entretiennent émotion originale et émotion sympathique29.

29

On sait que cette dernière est naturellement toujours d’une intensité plus faible et d’un genre différent que ce qui est originellement ressenti par la personne principalement concernée et que cela n’entrave pas la conformité. On peut tout de même distinguer des situations dans lesquelles la sympathie est très forte des situation dans lesquelles elle est très faible. Par exemple, lorsque Smith aborde la question du jugement de convenance, il parle de « sympathie complète » (TSM, I, ii, 1, p. 84) ou de « sympathis[er] entièrement » avec les passions des autres : « Quand les passions originelles de la personne principalement concernée sont en parfait accord avec les émotions sympathiques du spectateur, elles apparaissent nécessairement à ce dernier juste, convenables, et adéquates à leurs objets […] Donc, approuver les passions des autres comme adéquates à leurs objets est la même chose qu’observer que nous sympathisons entièrement avec elles ; et ne pas les approuver comme telles revient, à observer que nous ne sympathisons pas entièrement avec elles. » (TSM, I, i, 3, pp. 37-8). De même, la sympathie

L’accent placé sur la relation entre situation initiale, émotion originelle et émotion sympathique montre que toutes les nuances de l’analyse de Smith, lorsqu’il analyse les relations entre le mécanisme d’identification et la sympathie qui en résulte, méritent d’être restituées. Certes, Smith affirme que nous nous identifions à la personne principalement concernée et que cette identification, même imparfaite, concerne à la fois les émotions ressenties et la situation. Certes encore, il explique que l’émotion originale se retrouve, d’une certaine manière, dans l’émotion sympathique. Mais on ne peut en conclure que l’émotion sympathique serait en quelque sorte double : une partie recopiant, de façon atténuée, l’émotion originale et engendrant la seconde composante de l’émotion sympathique, cette fois de nature différente, qui permettrait qu’elle soit conforme à la situation de la personne initialement concernée. Une telle représentation ne serait pas sans attraits, mais il est aisé de voir qu’elle s’écarte de la position de Smith. L’idée d’une première composante de la sympathie qui serait une copie de l’émotion originale supposerait ainsi une sorte de transfert émotionnel au cours duquel le spectateur confondrait sa propre identité avec celle de la personne qu’il observe. Puis, ce serait en reprenant conscience de sa différence qu’il ferait naître en lui une réaction émotionnelle adaptée. Or, rien dans ce que dit Smith de l’identification et de la réaction émotionnelle qui en résulte ne ressemble à un processus séquentiel de ce type. Il ne nous dit pas, par exemple, que le chagrin éprouvé par l’un de nos amis va d’abord s’emparer de nous, puis engendrera une émotion de nature différente qui viendra s’y surajouter. Au contraire, ce qu’il nous invite à voir, c’est une émotion sympathique

complète correspond à « cette harmonie et [à] cette correspondance parfaite de sentiment qui constituent l’approbation. » (TSM, I, ii, 1, p. 84). Ainsi : « L’homme qui s’offusque des préjudices qui m’ont été causés et observe que j’en suis blessé de la même manière, approuve nécessairement mon ressentiment […] Celui qui rit de la même plaisanterie, et le fait tout autant que moi, ne peut nier la convenance de mon rire. Au contraire, la personne qui, en ces différentes occasions, ne sent pas d’émotion comparable à la mienne, ou sent une émotion qui ne lui est pas proportionnée, ne peut éviter de désapprouver mes sentiments compte tenu de leur dissonance avec les siens. » (TSM, I, i, 3, p. 38). On peut également prendre l’exemple des « passions qui ont pour origine le corps » (TSM, I, ii, 1). Smith nous dit que « soit elles n’excitent pas de sympathie du tout, soit elles en excitent un degré totalement disproportionné par rapport à la violence de ce qui est senti [originellement] » (TSM, I, ii, 1, p. 59). Cela est lié au rapport d’’intensité et de genre entre l’émotion originale et l’émotion sympathique : « Si […] je vois un coup ajusté et tout près d’atteindre ma jambe ou mon bras ; et lorsque le coup porte, en quelque mesure j’en sens la douleur tout comme celui qui souffre. Ma douleur est cependant excessivement faible et pour cela, ne pouvant l’accompagner s’il pousse un cri violent, je ne manque jamais de le mépriser. » (TSM, I, ii, 1, p. 59)

donnée de façon immédiate comme résultat de l’identification : bien sûr, cette émotion sympathique verra celui qui l’éprouve également triste au spectacle du chagrin de son ami ; mais c’est parce que l’émotion correspondante, la compassion, est elle-même une émotion triste, non parce qu’elle résulterait d’une tristesse sans compassion que l’on aurait initialement ressentie.

4. CONCLUSION

L’analyse des développements que Smith consacre à la sympathie, dans la Théorie des

sentiments moraux, fait ainsi apparaître une position originale qui ne se réduit ni à

l’empathie ni à la sympathie telles que nous les comprenons aujourd’hui comme économistes. Quoique cette interprétation n’ait fait l’objet que de peu de travaux dans la littérature secondaire, elle n’est cependant pas entièrement nouvelle. R. Sugden (2002), par exemple, avait déjà noté que la sympathie smithienne n’était pas restreinte à un processus cognitif correspondant à l’empathie qui permettrait, à travers l’identification, d’attribuer à autrui un sentiment particulier. La raison en est qu’elle vise à expliquer la façon dont ce sentiment nous affecte. Bien qu’un tel processus soit nécessaire à l’émergence de ce sentiment, il ne suffit pas à rendre compte de la sympathie smithienne. De manière symétrique, la sympathie considérée dans son acception moderne ne constitue pas non plus une approximation satisfaisante de la sympathie smithienne. Sans doute comporte-t-elle une dimension émotionnelle mais, comme l’ont remarqué aussi bien des psychologues (voir L. Wispé, 1986, p. 318) que des économistes (voir K. Binmore, 1994, pp. 55-6), elle implique que nous ne soyons plus capable de nous différencier d’autrui. Cette caractéristique posait cependant problème dans la perspective adoptée par R. Sugden (2002, p. 75) puisqu’elle semblait constituer une entrave à l’évaluation morale. On a, toutefois, montré que la confusion des points de vue entre le spectateur et la personne principalement concernée n’était jamais complète, si bien que l’objection avancée par R. Sugden ne devait pas être retenue. En revanche, s’en tenir exclusivement à la sympathie ne permettrait pas de comprendre pourquoi, selon Smith, la confusion des points de vue n’a pas lieu.

La solution à ces difficultés conduit à voir dans la sympathie telle que la décrit Smith une articulation entre les deux dimensions spécifiques de l’empathie et de la sympathie, c’est-à-dire les dimensions cognitive et émotionnelle. Mieux encore, loin d’être simplement postulée, sans égard particulier pour la mécanique mise en œuvre par cette articulation, elle repose sur un héritage humien jusqu’alors négligé dans la pensée de Smith : ce qu’il désigne sous le nom de « force de conception ». C’est, en effet, la force de conception par le spectateur d’une émotion originale et de sa cause qui va engendrer une émotion sympathique, qui n’est pas simplement une version atténuée de l’émotion originale, mais une version plus ou moins conforme à cette émotion. Cognition, émotion et force de conception constituent de la sorte, dans la Théorie des sentiments moraux, une construction qui fait de la sympathie smithienne une catégorie dont la portée échappe à celle de ses héritiers contemporains, l’empathie et la sympathie.