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CAPITAL ET MARCHÉ DU CRÉDIT

1.1. Accumulation du capital

1.1.3. Les décisions de l’homme riche

La distinction entre riches et pauvres permet au moins de repérer la principale ligne de séparation qui différencie les décisions que doivent prendre les individus en fonction de leur situation, c’est-à-dire des stocks dont ils disposent et des flux qui en découlent. Comme on l’a rappelé, seul l’homme riche dispose d’un fonds suffisamment élevé pour pouvoir en tirer un revenu en l’employant comme capital. Cependant, il va de soi qu’il peut aussi l’employer autrement, en réalisant des dépenses de consommation :

« Dans tous les pays où les personnes et les propriétés sont un peu protégées, tout homme ayant ce qu’on appelle le sens commun, cherchera à employer le fonds accumulé qui est à sa disposition, quel qu’il soit, de manière à en retirer, ou une jouissance pour le moment, ou un profit pour l’avenir.» (RDN, II, 1, p. 364)

L’homme riche est donc le seul à être confronté à un arbitrage intertemporel concernant l’utilisation de son fonds, si bien que l’affectation de celui-ci entre dépenses de consommation et capital peut varier entre une situation où il serait intégralement consommé et une autre situation où son possesseur n’affecterait à la consommation que la part minimale réservée à la subsistance. Et le profit est en proportion de la part employée en tant que capital.

Ce qui fait qu’à son tour, le profit peut faire l’objet d’une décision intertemporelle entre dépenses de consommation114 et épargne. Dès lors qu’il n’y a pas, pour Smith, de distance entre l’épargne et l’investissement, ce qui est épargné est investi (voir, par exemple, l’analyse d’Andrew S. Skinner, 1996, pp. 170-172) et si l’homme riche décide d’épargner une partie de son revenu, alors cette partie entrera directement dans son capital (RDN, II, 3, p. 425) et accroîtra ainsi ses profits futurs en proportion de ce qui aura été accumulé115.

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On rappelle que pour Smith, la part des revenus employée à du travail non productif constitue une dépense de consommation.

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D’autres éléments laissent à penser que, pour Smith, dans La Richesse des nations, les mécanismes qui conduisent à accumuler du capital ne sont pas nécessairement finalisés par un arbitrage intertemporel mais que c’est l’accumulation du capital elle-même qui constitue une fin en soi. Certains commentateurs (Daniel Diatkine, 1991, pp. 31-40) ont insisté sur cette particularité de l’approche smithienne qui décrit les individus comme soumis à une illusion, les conduisant à confondre la poursuite des moyens adéquats à leurs fins avec les fins elles-mêmes. En dépit de sa pertinence, ce

Ce choix entre épargner et dépenser concerne essentiellement les capitalistes (A. Skinner, 1996, p. 165), les travailleurs, ne faisant que consommer un fonds qu’ils reconstituent au moyen du salaire : le flux qui vient alimenter leur stock est trop restreint pour qu’ils puissent décider d’en faire autre chose que l’affecter à la reconstitution de ce qui était nécessaire à leur subsistance et qu’ils auront consommé (voir Joseph Spengler, 1975, pp. 390-392).

L’existence de dépenses de consommation constitue ainsi un trait commun des riches et des pauvres. Les différences procèdent d’une analyse des besoins humains, qui a pour effet :

• d’une part, de mettre en évidence la distinction entre les dépenses en biens nécessaires et les dépenses en biens de luxe ;

• d’autre part, de rendre compte de la répartition et de la forme que peuvent prendre les fonds et leurs revenus.

Au chapitre 11 du livre I de la Richesse des nations, Smith explique que les trois plus grands besoins de l’homme, qui correspondent à ce qui est nécessaire à la subsistance de n’importe quel individu, sont la nourriture, le vêtement et le logement. Dans les

Lectures on Jurisprudence, ces trois types de biens étaient d’ailleurs appelés « humbles

nécessités » (LJ(B), p. 484)116. Mais alors que pour la nourriture, Smith suppose qu’il existe un point de satiété dans la satisfaction des besoins, il ne voit pas de limite aux besoins concernant le logement et les vêtements :

« Un riche ne consomme pas plus de nourriture que le plus pauvre de ses voisins […] Dans tout homme, l’appétit pour la nourriture est borné par l’étroite capacité de son estomac ; mais on ne saurait mettre de bornes déterminées au désir des commodités et ornements qu’on peut rassembler dans ses bâtiments, sa parure, ses équipages et son mobiliers. » (RDN, I, 11, p. 240).

Les besoins en termes de quantité de nourriture sont limités, selon Smith, par des éléments physiologiques (la taille de l’estomac) qui les rendent identiques pour tout le monde. Cependant, les besoins en termes de qualité concernant la nourriture, le logement et les vêtements (et pour ces deux derniers, les besoins en quantité) sont

n’est pas sur cet aspect des comportements économiques, chez Smith, que j’ai pour l’instant choisi d’insister.

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Dans les Lectures, la différenciation des trois « humbles nécessités » s’insérait dans une évolution articulant la transformation des besoins et celle de la technologie (voir A. Lapidus 1986, pp. 56-7). Ce n’est pas la démarche suivie dans la Richesse des nations.

potentiellement infinis et sont contraints au moins par le stock de richesse des individus qui s’accroît ou se reconstitue au moyen du revenu. A l’autre extrémité, le minimum de besoins qui doivent être satisfaits correspond à ce qui permet de subsister et peut être illustré par la condition des travailleurs. En effet, le revenu du travail doit assurer leur subsistance et celle de leur famille (RDN, I, 8, p. 139) en reconstituant leur fonds, et va rarement au-delà de la satisfaction des besoins de base déjà mentionnés, concernant la nourriture, le vêtement et le logement. Ce que Smith appellera « besoins limités » qu’il opposera, en parlant des riches, aux « besoins de superflu » (RDN, I, 11, p. 240). C’est à ces besoins limités de base que Smith se réfère lorsqu’il affirme :

« La seule équité […] exige que ceux qui nourrissent, habillent et logent tout le corps de la nation, aient, dans le produit de leur travail, une part suffisante pour être eux-mêmes passablement nourris, vêtus et logés. » (RDN, I, 8, p. 150)

Le riche, en revanche, possède un « excédent du revenu sur ses besoins [de base ; L.B] » (RDN, I, 8, p. 140) qui lui permet, s’il le souhaite, de « satisfaire [ses] autres besoins et fantaisies » (RDN, I, 11, p. 243) :

« C’est pourquoi ceux qui ont à leur disposition plus de nourriture qu’ils ne peuvent en consommer personnellement cherchent toujours à en échanger le surplus […] pour se procurer des jouissances d’un autre genre. Quand on a donné aux besoins limités ce qu’ils exigent, tout le surplus est consacré à ces besoins de superflu, qui ne peuvent jamais être remplis et qui semblent n’avoir aucun terme. » (RDN, I, 11, p. 240)117.

Ainsi, les besoins de base « limités » une fois satisfaits, le stock et les flux de revenus peuvent être employés soit aux dépenses de luxe concernant les « besoins de superflu », bien qu’on puisse n’en retirer aucun revenu, soit à fournir les moyens de procurer aux travailleurs, les biens nécessaires en échange de leur travail.

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Comme le souligne Daniel Diatkine, le besoin de superflu des riches permet d’améliorer la condition de l’ensemble de la population en permettant la satisfaction des besoins de bases au plus pauvres (Présentation de La Richesse des nations, p. 38). C’est d’ailleurs avec la même argumentation que celle présente dans La Richesse des nations, que Smith explique que ce sont les désirs sans bornes des riches qui permettent de donner du travail et donc de la subsistance aux pauvres dans la Théorie des

sentiments moraux.: « C’est indépendamment de toute fin que l’orgueilleux et insensible propriétaire se

réjouit de l’étendue de ses champs, et c’est sans la moindre pensée pour les besoins de ses frères qu’il consomme en imagination toute la récolte qui les recouvre. Le proverbe familier et vulgaire selon lequel les yeux sont plus gros que le ventre n’a jamais été mieux vérifié qu’à son propos. Son estomac à une capacité qui n’est en rien à la mesure de l’immensité de ses désirs, et il ne pourra contenir rien de plus que celui du plus humble paysan. […] [les riches] ne consomment guère plus que les pauvres et, en dépit de leur égoïsme et de leur rapacité naturelle, quoiqu’ils n’aspirent qu’à leur propre commodité, quoique l’unique fin qu’ils se proposent d’obtenir du labeur des milliers de bras qu’ils emploient soit la seule satisfaction de leurs vains et insatiables désirs, ils partagent tout de même avec les pauvres les produits des améliorations qu’ils réalisent. » (TSM, IV, 1, p. 256)