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De l’empathie et de la sympathie dans la théorie économique moderne à la sympathie smithienne

ARTICULATION ENTRE COGNITION ET ÉMOTION

1.1. De l’empathie et de la sympathie dans la théorie économique moderne à la sympathie smithienne

Les difficultés de compréhension de la sympathie smithienne à partir de l’usage moderne des concepts d’empathie et de sympathie peuvent être illustrées par les travaux de plusieurs commentateurs. Elles concernent principalement la caractérisation de l’identification sur laquelle elle repose ainsi que de son contenu. Trois contributions [P. Fontaine (1997) ; R. Sugden, (2002) ; K. Binmore (1994 ; 1998)] me permettent de faire apparaître ces difficultés.

Par exemple, P. Fontaine (1997) définit la « sympathie » qu’il distingue de « l’empathie », de manière générale, comme le souci du bien-être d’autrui (P. Fontaine, 1997, pp. 263). Selon lui, c’est cette même sympathie qui est à l’œuvre dans la Théorie

des sentiments moraux. Elle mobiliserait, cependant, ce qu’il appelle : « l’identification empathique » qu’il distingue de « l’identification empathique partielle » présente, cette

fois, dans la Richesse des nations (P. Fontaine, 1997, pp. 264-71)3. Autant d’éléments qui, au lieu de conduire à une intelligibilité directe de ce qui détermine la sympathie, nous conduisent à un détour par des catégories qui lui sont postérieures. L’effort est d’autant plus méritoire : P. Fontaine parvient à nous faire comprendre que la sympathie chez Smith n’est pas la même que la sympathie chez Hume et qu’elle ne se réduit pas non plus à ce qu’il rencontre chez Jevons et Edgeworth parce qu’elle suppose un processus d’identification actif (P. Fontaine, 1997, p. 265 et p. 271). Mais elle reste mystérieuse aussi longtemps que la distance qui sépare le processus cognitif d’identification empathique auquel il se réfère et cette sympathie qui en résulte n’est pas explicitée. Une contribution de R. Sugden (2002) représente une autre illustration de cette démarche. Selon lui, la sympathie smithienne ne correspond ni à la notion d’empathie ni à la notion de sympathie dans le sens où elles sont utilisées par la théorie économique moderne (2002, p. 63). Son argumentation repose sur le concept de « fellow-feeling » et le conduit à insister sur des aspects émotionnels (contrairement à P. Fontaine qui lui mettait l’accent sur des aspects cognitifs) dont « les théories du choix rationnel » seraient dénuées (2002, p. 71, p. 73)4. Cependant, si les raisons qui poussent l’auteur à rejeter l’idée selon laquelle la sympathie smithienne pourrait correspondre à de la sympathie au sens moderne du terme apparaissent clairement5, il n’en va pas de même pour celles qui le conduisent à rejeter l’empathie. En effet, après avoir affirmé, en introduction de son article, que la sympathie smithienne serait distincte de l’empathie de la théorie économique moderne, Sugden laisse entendre, quelques pages plus loin qu’une partie de ce que Smith dit à propos de la sympathie pourrait correspondre à de

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P. Fontaine effectue une distinction entre deux types d’identifications empathiques, à savoir, l’« identification empathique » et l’« identification empathique partielle » : « we would like to distinguish between two forms of empathy : ‘empathetic identification’, which implies an imaginary change of circumstances and personhood with another, and ‘partial empathetic identification’, which implies only change of circumstances. » (1997, p. 263).

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Sur la question de savoir si les « théories du choix rationnel » ont un contenu en termes émotionnels, voir également le débat sur la théorie de la décision de D. Hume (M. Diaye, et A. Lapidus, 2005a, 2005b ; R. Sugden, 2005).

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L’argumentation repose sur le fait que l’émotion sympathique ressentie par le spectateur ne pousserait pas à l’action, ou plus précisément, à agir en faveur de celui avec qui l’on sympathise : « we are not entitled to infer that the spectator is motivated to act to benefit the victim. Particularly in Smith’s second example, the spectator’s imagining of the victim’s pain is presented as an involuntary psychological response, specific to a particular moment in time and to a particular type of feeling […] What effect his response has on the spectator’s actions is left open by Smith’s account.» (R. Sugden, 2002, p. 71).

l’empathie dans le sens où le spectateur, s’identifiant à celui qu’il observe, parvient à imaginer l’expérience émotionnelle de ce dernier et ainsi à lui attribuer un sentiment particulier (R. Sugden, 2002, p. 71). Il explique ensuite que le concept, à lui seul, ne suffit pas à rendre compte de la sympathie smithienne car le spectateur, de cette façon n’attribue pas seulement un état émotionnel à autrui, il l’éprouve aussi. Ainsi la sympathie chez Smith serait composée d’empathie et d’un autre élément de l’ordre de l’affectivité (R. Sugden, 2002, p. 71). Cette observation concernant l’empathie n’est pas développée davantage même si, par la suite, l’auteur mentionne la différence qui existe entre le processus d’identification smithien et celui posé dans le modèle d’empathie harsanyien (R. Sugden, 2002, p. 74) ou encore entre le spectateur impartial dans la

Théorie des sentiments moraux et l’ « ideally impartial empathizer » d’Harsanyi, figure

de l’usage de l’empathie dans les théories du choix rationnel (R. Sugden, 2002, p. 74). Cependant, ces éléments, tels qu’ils sont abordés par l’auteur, ne suffisent pas à exclure le fait que la sympathie smithienne puisse être composée d’empathie.

Enfin, pour K. Binmore, dans le premier volume de son ouvrage Game Theory and the

Social Contract (1994), la sympathie telle que Smith la définit implique que nous nous

identifions à une autre personne de telle manière que nous ne soyons plus capable de distinguer complètement entre nos intérêts et ceux de la personne avec laquelle nous nous identifions (1994, p. 21, p. 55). Selon lui, cette conception de la sympathie est facilement introduite, dans le « paradigme de l’homo economicus », à travers l’attribution de « préférences altruistes » ou « sympathiques » aux agents économiques [que Binmore désigne comme homo economicus par opposition à ce qu’il appelle l’homo sapiens (1994, pp. 2 et p. 57 ; 1998, p. 368) ou l’homo ethicus (1994, pp. 21-2; 1998, p. 369)] (1994, p. 55, p. 286). Ainsi, elle diffère du concept moderne d’empathie qui, selon Binmore, conduit à se mettre à la place d’autrui pour voir les choses de son point de vue, sans pour autant confondre nos intérêts avec les siens. L’empathie implique que l’on peut s’identifier à autrui sans se soucier de lui. Formellement, ce processus n’a pas d’impact sur les préférences de l’individu empathique (1994, p. 28, p. 56 ; 1998, p. 12). Cependant, dans le second volume de

Game Theory and the Social Contract paru quatre ans après le premier (1998), il

semble que la position de Binmore concernant la caractérisation de la sympathie Smithienne soit devenue plus complexe. Cette complexité apparaît lorsqu’il discute les

conditions d’une solution au Adam Smith Problem. Selon lui, la façon dont Smith entend la sympathie serait confuse. Il assure que, d’un côté, l’auteur définit la sympathie comme de l’empathie au sens moderne mais que, d’un autre côté, il l’emploierait souvent au sens des préférences sympathiques. Si bien que la cohérence entre la Théorie

des sentiments moraux et la Richesse des nations (1776) exigerait une réinterprétation

de la sympathie smithienne, la débarrassant de sa confusion initiale pour n’y laisser subsister que la seule empathie au sens moderne (1998, p. 12, pp. 368-9).

Dans son principe, la raison qui rend difficile le retour sur l’œuvre de Smith à partir de son héritage contemporain est simple. Bien que l’on puisse considérer comme acquis le fait que les usages modernes de la sympathie et de l’empathie s’enracinent, de manière lointaine, dans une tradition sentimentaliste qu’illustrent Smith ou Hume, leur situation aujourd’hui, y compris à travers leurs ambigüités, leurs significations multiples, dépend des problématiques propres aux disciplines dans lesquelles elle s’inscrit, des questions que se posent aujourd’hui économistes et psychologues, et non des travaux anciens qui leur ont donné le jour. Par exemple, en économie, la difficulté à expliquer des comportements dont les motifs seraient non égoïstes (la charité, le don…) sur la base des modèles existants à conduit à introduire le concept de « préférences sympathiques » comme l’expression de notre souci pour le bien-être d’autrui (K. Binmore, 1994, pp. 286-7 ; R. Sugden, 2002, p. 66). De même, une solution proposée par Harsanyi aux problèmes des comparaisons interpersonnelles d’utilité, en théorie du bien-être, consiste à distinguer les « préférences subjectives » d’un individu de ses « préférences éthiques » qui sont des préférences dites « empathiques » dans le sens où, pour choisir le meilleur état social, cet individu prend en compte, de manière impartiale, ce que sont les préférences subjectives de tous les individus de la société sur les différents états sociaux (R. Sugden, 2002, pp. 66-7)6. Ainsi, la sympathie comporte une dimension émotionnelle puisqu’à travers elle on cherche à expliquer des comportements altruistes alors que l’empathie comporte une dimension cognitive puisqu’il s’agit, cette fois, d’expliquer la façon dont un individu prend connaissance des préférences d’autrui pour prendre une décision impartiale. En psychologie sociale, il semble que le terme « sympathie » dans son acception plus ancienne n’ait pas été jugé adapté au traitement

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Pour une analyse critique de l’utilisation du concept d’empathie en économie du bien-être, voir K. Binmore, 1994, pp. 61-7 et pp. 285-96 et P. Fontaine, 2001.

de problèmes plus récents. Aussi, le terme « empathie » est-il venu compléter et remplacer celui de sympathie, considéré comme trop large (Wispe, 1991) 7. C’est ainsi que deux domaines de recherche sont apparus, visant à étudier chacun des aspects particulier de l’empathie : Le premier domaine est celui de la « précision empathique » (« empathic accuracy ») et étudie l’empathie en tant que phénomène cognitif. L’objectif est de mesurer notre capacité à reconnaître et isoler différentes caractéristiques psychologiques chez une autre personne. Le second domaine a pour objet l’étude de l’empathie comme phénomène émotionnel. On s’intéresse, dans ce contexte, aux différentes formes que peut prendre une réaction émotionnelle à l’émotion ou à la situation d’une autre personne, selon qu’elle est orientée vers soi-même ou vers autrui, et selon qu’elle implique ou non notre conscience à distinguer entre soi et les autres. C’est dans ce cadre que l’on distinguera plusieurs formes d’empathie ou, plus exactement, de réponses émotionnelles : (1) la « contagion émotionnelle » (« emotional

contagion ») ; (2) « l’empathie émotionnelle » (« emotional empathy ») ; (3) la

« sympathie » (« sympathy ») étant entendue dans un sens plus étroit ; (4) la « détresse personnelle » (« personal distress ») (voir K. Stueber, 2006, pp. 26-32).

Quoiqu’il en soit, la distinction entre ces deux domaines de l’empathie en psychologie sociale semble analogue à celle que nous connaissons en économie, où le terme « empathie » est envisagé comme un phénomène cognitif, tandis que le terme « sympathie » désigne une structure particulière des préférences8.

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Pour un aperçu de la place de l’empathie et de la sympathie en psychologie sociale, voir K. Stueber, 2006, pp. 26-32.

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Sur la base de sa distinction entre : (1) deux formes d’empathie, à savoir, « l’identification empathique » et « l’identification empathique partielle » ; (2) deux formes de sympathie, la « sympathie » et « l’identification sympathique ») P. Fontaine (1997) tente d’offrir une solution à l’ambiguïté qui subsiste dans l’emploi contemporain des termes « empathie » et « sympathie » en théorie économique en adoptant une perspective historique. Après avoir mis en évidence que les actions économiques requièrent une certaine compréhension d’autrui, il affirme que l’empathie est un concept pertinent pour expliquer les comportements stratégiques comme le fait K. Binmore, en théorie des jeux. L’empathie serait alors une capacité cognitive qui permettrait d’expliquer comment les agents collectent de l’information sur autrui afin de former des anticipations et ainsi réduire l’incertitude sur les conséquences de leurs propres actions. Ainsi, ce concept pourrait-il être élargi à d’autres problèmes économiques que ceux qui ont trait à l’économie du bien être. Plus encore, l’articulation entre l’empathie et le concept de sympathie au sens moderne pourrait être exploitée pour expliquer le souci pour le bien-être d’autrui, là où les économistes se concentrent sur une évidence, à savoir, sur la relation entre « sympathie » et « identification sympathique ».

1.2. Le contenu de la sympathie smithienne :