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CAPITAL ET MARCHÉ DU CRÉDIT

2. P RUDENCE ET DÉCISION ÉCONOMIQUE

2.2. Les dimensions décisionnelles de la prudence et de l’imprudence

2.2.1. La décision dans le temps

La première dimension décisionnelle, relative au choix intertemporel, apparaît dans la

Richesse des nations lorsque Smith aborde la question de l’accumulation du capital

(voir supra, pp. 175-179). Il observe alors les comportements différenciés que l’on a déjà notés, « tout homme ayant ce qu’on appelle le sens commun » (et les fonds suffisants) choisissant d’employer son fonds et les revenus qui l’alimentent soit à des « jouissances pour le moment », soit à l’obtention de « profits pour l’avenir » (RDN, II, 1, p. 364).

Dans la Théorie des sentiments moraux, une ouverture différente semble se dessiner. La dimension intertemporelle des décisions, perçue en priorité comme une caractéristique

de la prudence, y est associée à « la maîtrise de soi » (voir TSM, IV, 2, p. 263). Avec la prudence, la bienfaisance et la justice, Smith considère la maîtrise de soi, lorsqu’elle atteint un certain degré, comme l’une des quatre vertus qui composent son système moral. Cependant, elle possède un rôle particulier qui semble l’en distinguer : c’est la seule vertu qui nous soit recommandée uniquement par notre sens de la convenance, les trois autres répondant en outre à un principe supplémentaire, le souci de notre propre bonheur ou du bonheur d’autrui (voir TSM, VI, conclusion à la sixième partie, pp. 358-9). Plus encore, la maîtrise de soi n’est pas seulement une vertu en elle-même, qui tirerait sa singularité de l’unique principe auquel elle obéit : c’est aussi la vertu indispensable à l’exercice des autres vertus142. Parmi les deux principes qui dirigent la prudence, la justice et la bienfaisance, celui qui correspond au sens de la convenance s’exprime non directement, mais à travers la maîtrise de nos passions :

« Agir selon les commandements de la prudence, de la justice et de la bienfaisance convenable paraît ne pas avoir de grands mérite là où l’on n’est pas tenté d’agir autrement. En revanche, agir avec une froide réflexion au milieu des difficultés et des dangers les plus grands ; observer religieusement les règles sacrées de la justice en dépit des plus grands intérêts susceptibles de nous tenter, et des plus gros préjudices pouvant nous pousser à les violer ; ne jamais souffrir que la malignité et l’ingratitude des individus envers qui s’est exercée la bienveillance de notre tempérament ne puissent nous refroidir ou nous décourager ; tel est le caractère de la sagesse et de la vertu les plus exaltées. La maîtrise de soi n’est pas seulement une grande vertu en elle-même ; mais c’est d’elle que toutes les autres vertus paraissent dériver leur lustre principal. » (TSM, VI, section 3, p. 335)

C’est ainsi la maîtrise de soi qui donne toute leur splendeur aux autres vertus. Et c’est sur ce rôle spécifique que l’on va placer plus particulièrement l’accent, dans l’exercice de l’une des vertus : la prudence.

Le traitement smithien du rôle de la maîtrise de soi dans les comportements prudents permet d’aller au-delà de ce que manifeste la seule lecture de la Richesse des nations, en montrant que son auteur a une vision plus complexe de la décision intertemporelle que ce que laisserait supposer son œuvre économique. Dans la Théorie des sentiments

moraux, il met en évidence ce qui nous apparaît comme une forme de dualité entre deux

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Smith dit également que « l’homme qui agit selon les règles de la plus parfaite prudence, de la plus stricte justice et de la bienveillance convenable, est parfaitement vertueux. Mais la connaissance la plus parfaite de ces règles, à elle seule, ne le rendra pas capable d’agir de cette manière. Ses passions sont très susceptibles de l’égarer ; parfois de l’entraîner et parfois de le séduire, si bien qu’il peut violer toutes les règles qu’il approuve dans ses moment modérés et calmes. La plus parfaite connaissance, si elle n’est pas soutenue par la plus parfaite maîtrise de soi, ne le rendra pas capable de faire son devoir. » (TSM, VI, section 3, p. 331). Nous verrons plus loin quelle place occupent les règles générales de la morale dans le système de Smith (voir infra, p. 176).

« points de vue » contraires : un point de vue « naturel » et un autre point de vue, plus distant, qui correspond à l’appréciation d’un spectateur impartial. Smith explique que lorsque nous sommes capables de nous abstenir d’un plaisir présent pour nous assurer un plus grand plaisir à venir, nous agissons « comme si l’objet éloigné nous intéressait autant que celui qui presse maintenant nos sens » (TSM, IV, 2, p. 264 ; souligné par moi, L.B.). Cependant, selon l’auteur, cette attitude ne correspond pas à ce qui est « naturellement » ressenti puisqu’il considère que les hommes ont tendance à surestimer « un plaisir présent » relativement à « un plaisir plus grand à venir » (TSM, IV, 2, p. 264)143. En effet, il affirme qu’en raison même de son imminence, la passion suscitée par le premier est plus violente que celle suscitée par le second :

« Le plaisir que nous devrons éprouver dans dix ans nous intéresse si peu en comparaison de celui dont nous pouvons jouir aujourd’hui, la passion que le premier excite est naturellement si faible comparée à la violente émotion que le second est susceptible d’occasionner » (TSM, IV, 2, p. 264-5)

Ainsi, la proximité d’un plaisir présent provoque une émotion violente qui nous conduit à nous détourner de notre intérêt de long terme, c’est-à-dire des plaisirs plus importants que nous pourrions éprouver dans l’avenir. Et c’est à travers la maîtrise de soi que Smith explique comment un homme prudent qui, naturellement, surestimerait pourtant les plaisirs présents relativement à des plaisirs plus grands mais plus éloignés, parvient pourtant à atteindre ces objectifs de long terme.

Ce qui apparaît à l’origine, chez Smith, comme une réflexion interne à la philosophie morale le conduit alors à développer deux thèses qui, aujourd’hui, ne sont pas complètement étrangères à un économiste et concernent respectivement les fondements de la décision intertemporelle et les caractérisations comportementales qui en découlent.

2.2.1.1. La possibilité d’incohérences temporelles

La première consiste, à partir d’une explication privilégiant le contenu émotionnel, à reconnaître le poids décisionnel plus important des plaisirs présents par rapport aux

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Dans certains passages, Smith effectue une métonymie en désignant par « plaisir » ce qui serait plus approprié de nommer « objet de plaisir ». C’est le cas, par exemple, dans le passage suivant : « quand nous nous abstenons d’un plaisir présent pour garantir un plaisir plus grand à venir, quand nous agissons comme si l’objet éloigné nous intéressait autant que celui qui presse maintenant nos sens, puisque nos affections correspondent exactement aux siennes, il ne peut manquer d’approuver notre comportement » (TSM, IV, 2, p. 264 ; souligné par moi, L.B.)

plaisirs futurs. Sous le nom d’« axiome d’impatience », cette caractéristique comportementale, loin de nous être étrangère aujourd’hui, se retrouve dans l’axiomatisation de la décision intertemporelle que Fishburn et Rubinstein présentaient dès 1982. En faisant apparaître de façon explicite la dimension temporelle des biens face à leur ensemble de choix (c’est-à-dire en considérant non plus des alternatives mais des alternatives , , où représente le temps), l’axiome d’impatience suppose que, quels que soient les couples (x, t) et (x, s) appartenant à , si s < t, alors (x, s) est strictement préféré à (x, t)144. Même si cette caractéristique comportementale ne constitue pas une singularité de Smith (il n’est évidemment pas le seul à penser ce qui s’interprète simplement en disant que « plus tôt vaut mieux que plus tard »145), elle mérite d’être soulignée pour ce qu’elle n’exclut pas (ou plutôt, pour ce qu’elle ne suffit pas à exclure), et qui est véritablement apparu à partir de l’article cité ci-dessus de Fishburn et Rubinstein (1982). En effet, si nous supposons que les préférences intertemporelles R d’un agent, définies sur , constituent un préordre complet, si elles sont monotones, continues et si elles respectent l’axiome d’impatience, alors elles peuvent être représentées par une fonction u continue, monotone croissante sur X et décroissante sur T :

, , y, s , , R y, s , , 5.1

0 ; 0

Or, rien n’indique que l’utilité intertemporelle ainsi obtenue possède les propriétés de l’utilité escomptée qui, au moins depuis Samuelson (1937), constitue le cadre le plus répandu du traitement des problèmes de décision intertemporelle. Ces propriétés conduiraient, en effet, à poser que , , 0 , où serait un facteur d’escompte inférieur à 1. Pour que ce soit le cas, il faudrait que les préférences satisfassent également un « axiome de stationnarité », dont le rôle fut d’abord mis en évidence par T.C. Koopmans (1960) dans ce qui constituait la première axiomatisation de l’utilité escomptée. Selon cet axiome, si deux alternatives x et y sont indifférentes à des dates t et t + τ, elles le sont également à n’importe quelles autres dates s et s + τ. Rien de semblable chez Smith. Si bien que la conséquence est identique pour les thèses

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L’axiome d’impatience stipule également que si x = 0, les couples (x, t) et (x, s) sont indifférents.

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Voir, par exemple, le traitement de l’intempérance chez James Mill par V. Bianchini (2011), qui interprète au moins partiellement cette intempérance en termes d’impatience.

développées dans ses écrits et, aujourd’hui, pour la théorie de la décision intertemporelle : le seul axiome d’impatience explique que nous accordions plus de poids au présent qu’au futur, mais sans hypothèse supplémentaire comme l’axiome de stationnarité qui permet une représentation en termes d’utilité escomptée, on ne peut pas exclure les phénomènes d’incohérence temporelle, c’est-à-dire des situations où à une date t, x serait préféré à y, tandis qu’à une date s, c’est y qui serait préféré à x.

Et en effet, Smith ne se contente pas de noter que nous tendons à accorder un poids plus élevé au présent. Il suggère également que nos préférences ne sont pas les mêmes selon la perspective temporelle considérée : l’objet d’un plaisir présent peut l’emporter sur l’objet d’un plus grand plaisir à venir parce que son immédiateté engendre une passion violente ; cependant, ce même plaisir considéré d’un point de vue plus distant ne suscite plus une passion aussi violente à cause de son éloignement, si bien que son objet pourra ne plus être préféré à l’objet du plaisir maintenant encore plus distant. Cette idée, qui constitue un exemple évident d’incohérence temporelle, est présente à de nombreux endroits de la Théorie des sentiments moraux. C’est le cas, notamment, quand l’auteur analyse la façon dont nous examinons notre conduite lorsque nous sommes sur le point d’agir, au « paroxysme de l’émotion » puis, après avoir agi, lorsque « les passions se sont refroidies ». Smith explique que « [l]’homme d’aujourd’hui n’est plus mû par les mêmes passions qui agitaient l’homme d’hier ». Quand la passion s’apaise, « [c]e qui nous intéressait auparavant est maintenant devenu presque aussi indifférent pour nous-mêmes que cela l’a toujours été pour [le spectateur indifférent] » (TSM, III, 4, p. 224). On reconnaît que ce type de comportement, du point de vue de la théorie de la décision intertemporelle, constitue une transgression directe de l’axiome de stationnarité, rendant l’analyse smithienne incompatible avec une approche en termes d’utilité escomptée.

La possibilité d’incohérences temporelles chez Smith a déjà retenu l’attention de quelques commentateurs contemporains (A. Ortmann et S. J. Meardon, 1995, pp. 43-7 et 1996 ; I. Palacios-Huerta, 2003 ; N. Ashraf, C. F. Camerer et G. Loewenstein, 2005). Les traitements qu’ils en proposent font écho à des développements récents en économie et en psychologie, alimentés par les constats empiriques ou expérimentaux d’anomalies que n’explique pas le modèle standard d’utilité escomptée, et conduisent donc à l’introduction de modèles de choix intertemporels alternatifs. Comme le cas d’incohérence temporelle chez Smith relevé ci-dessus suppose une décroissance du

facteur d’actualisation en fonction du temps, on trouve chez Palacios-Huerta (2003), par exemple, l’idée que les préférences de l’individu concerné pourraient être représentées au moyen d’une fonction d’utilité intertemporelle avec facteur d’escompte hyperbolique. Une telle représentation semble d’autant plus satisfaisante qu’elle ne s’appuie pas sur l’axiome de stationnarité. Cependant, il ne paraît pas nécessaire d’aller au-delà de ce qui est directement impliqué par l’idée d’impatience, si bien que l’on admettra que les préférences conduisant aux décisions intertemporelles chez Smith peuvent être représentées, comme en [5.1], par une fonction continue u définie sur X et

T, monotone croissante sur X et décroissante sur T.

2.2.1.2. La maîtrise de soi comme réponse aux incohérences temporelles

Mais la lecture de la théorie de la décision intertemporelle chez Smith à la lumière de sa philosophie morale conduit également à autre chose qu’à la reconnaissance de son introduction de l’idée d’impatience et de la possibilité d’incohérences temporelles qui lui est associée. Lorsqu’une incohérence temporelle survient, elle peut être vue comme le résultat d’un conflit interne de préférences, qui s’incarne dans la distinction que l’auteur effectue entre les deux points de vue qu’un individu peut porter sur sa situation, et qui est à l’origine de cette dualité que nous avions mise en évidence : « son point de vue naturel » et « le point de vue du spectateur impartial » (TSM, III, 3, p. 211) (voir

supra chap. 3, pp. 121-124 ; L. Bréban, 2011) :

• le « point de vue naturel » d’un individu est suscité par « [s]es sentiments naturels, sans éducation ni discipline » (TSM, III, 3, p. 211) et le conduit à une appréciation que Smith juge disproportionnée de sa situation (alors même qu’elle semblera proportionnée pour l’individu concerné) ;

• « le point de vue du spectateur impartial » sur cette même situation est suscité par « [s]on sens de l’honneur et le souci de sa dignité » (TSM, III, 3, p. 211) qui est relatif au sens de la convenance : « c’est seulement en consultant ce juge intérieur », écrit Smith, « que nous pouvons voir ce qui nous concerne sous une forme et dans des dimensions convenables » (TSM, III, 3, p. 197).

On pourrait penser que ces deux points de vue à partir desquels un individu peut considérer sa situation constituent une métaphore commode pour parler d’un seul et