• Aucun résultat trouvé

PARTIE II : Imaginaire de la décharge

I. Symboles

4. Symbolique de la mort et hommes-déchets

sur l’environnement naturel, par un effet d’image en négatif. En effet, les images littéraires sont rarement immotivées et sont souvent révélatrices d’un certain sens caché.

Dans ce passage, Jacob devient littéralement « l’un des déchets de la bosse » et la métaphore s’envole pour laisser place à la réalité : il est un corps mort délaissé, faisant ontologiquement de lui un déchet, il est d’ailleurs dénué de sensation (le fait de « sentir » est désormais évoqué au conditionnel), pourtant caractéristique de tout vivant. Cette condition de déchet qu’il vient d’acquérir s’accompagne donc d’une véritable incorporation avec les autres déchets. Les déchets s’introduisent dans son corps et deviennent partie intégrante de son être : les verbes utilisés sont à ce titre révélateurs, car ils relèvent d’une isotopie lexicale se rattachant davantage à la technique qu’à l’humanité et paraissent appropriés pour qualifier des déchets ou du moins des objets (« découper », « enfoncer », « pénétrer »). Le verbe « enfoncer » mime parfaitement la désintégration et la fonte du corps de Jacob dans les miscellanées électroniques de la décharge.

L’utilisation métaphorique du substantif « magma » est également intéressante à étudier puisque ce mot désigne initialement de la roche en fusion, une sorte de pâte chaude constituée de liquides et cristaux divers. Le magma fait donc référence à des temps géologiques très anciens et on pourrait faire l’hypothèse que cette pâte gluante où se trouve désormais englué Jacob se refroidira comme le magma et entérinera de facto le statut de Jacob comme déchet pour l’éternité. Enfin, le participe présent « faisant » montre bien que ce sont les actions précédentes (la découpe du visage, la fonte dans les autres métaux et l’incorporation des touches dans la bouche du garçon) qui transforment Jacob en déchet. Il n’a plus de corps propre, il a incorporé les déchets (qui ont littéralement pénétrés en lui) et est devenu déchet par la même occasion.

Dans La Décharge, on retrouve le même scénario de mort sur la décharge puisque le père de Noémi meurt consumé de la même manière que les déchets et ainsi réduit au même stade ontologique :

Les flammes étaient grandes comme des personnes. Papa s’est précipité dans le feu avec sa fourche, il était comme fou, il était responsable […] Il est devenu flammes partout. Maman courait au cimetière avec ses seaux […] Quand les pompiers sont arrivés, tout était fini, ça fumait. Papa est mort comme un capitaine sur son navire, pareil que le naufrage de mon jeu de patience. Le village traitait Papa de vieux dégoûtant. Même qu’il l’aurait été, sa mort sur la Décharge l’a réhabilité, c’était un homme de conscience. [...] Ce qui restait de son corps, des débris calcinés, a eu un enterrement bien, mais avec un petit cercueil comme pour un de ses enfants. (D : 78-79)

Dans cette ekphrasis au registre épique, le père du personnage de Noémi meurt sur la décharge et le verbe « rester » (dans la phrase « ce qui restait de son corps ») fait explicitement écho à l’étymologie du mot « déchet » qui vient du verbe déchoir en ancien français, lui-même issu du verbe latin cadere qui signifie « tomber ». Le déchet est le résidu, le « débris » (le mot est présent dans l’extrait pour désigner les restes humains du père) ce qui tombe de la matière abîmée, ici

calcinée. On retrouve également l’idée que la décharge est parfois un lieu de mort dans Freshkills quand Lucie Taïeb évoque les attentats du 11 septembre 2001 et les restes humains enterrés dans la décharge de Fresh Kills : « la décision du juge qui, face aux familles des victimes, prend acte du fait que les restes demeureront à Freshkills » (F : 128). Les décharges sont donc effectivement parfois de réels lieux de sépulture à la fois pour des humains et pour les déchets qui se décomposent.

De plus, on observe une métaphore filée entre humains et déchets dans les œuvres de notre corpus qui complète cet entrecroisement entre homme et déchet. Ce sont, d’une part, les personnages humains qui sont désignés métaphoriquement comme des déchets et, d’autre part, les déchets qui sont anthropomorphes. Ainsi, on peut trouver dans Les Fils conducteurs ce genre de métaphore, signalée par l’adjectif « anatomique » pour désigner l’intérieur d’un fer à repasser de la marque « Calor » : « Jacob a démonté le petit appareil, observant le paysage anatomique de l’objet » (FC : 174). Nous pouvons également citer cette description qui décrit la dérivation des déchets dans l’eau qui jouxte la décharge d’Agbogbloshie :

Tandis que les pensées de Jacob flottent sur ce fond de mélancolie, une carcasse de congélateur, portée par les eaux troubles du lagon, apparaît dans son champ de vision. Elle n’est pas seule : il y a quelques écrans d’ordinateur ainsi qu’un squelette pas vigoureux d’imprimante couleur. Jacob observe cette parade insolite : jusqu’à présent, il n’a jamais vu que des animaux, des hommes ou des femmes osciller à la surface des eaux. Quelques plantes aussi s’il y pense, ou bien des semelles, des feuilles mortes — choses inanimées et dénuées de pesanteur […] Il aperçoit un voile fait d’épaisses fumées qui dansent au vent du soir, une vapeur irisée tournoyant et refluant, régulièrement déchiré par un cortège d’appareils électriques et électroniques rouillés, défoncés, éventrés, titubants avec grâce jusqu’à l’embouchure. Le front désormais plissé, sourcils retroussés, Jacob s’imagine remonter le cours de ce flux, […] explorer la zone qui vomit une telle variété d’objets. Jacob compte et recompte tout ce qui navigue gentiment devant lui, icebergs éparpillés prêts à se fondre dans le grand bain. (FC : 22-23)

L’intrication entre déchet et humanité est ici claire. Tandis que Jacob et ses « pensées » sont qualifiés de flottants comme les déchets qui dérivent sur l’eau, la dérivation des déchets électroniques est anthropomorphe puisqu’on observe la métaphore de la parade et du cortège, activités a priori humaines. De plus, l’utilisation fréquente de participes passés et présents habituellement associés à un être humain fait également partie de la métaphore associant déchet et humain. Les déchets sont ainsi présentés comme des êtres qui « titub[ent] ». L’utilisation de participes passés à la fois pour décrire le physique de Jacob (« front [...] plissé », « sourcils retroussés »), et pour décrire les objets (« rouillés, défoncés, éventrés »), rajoute encore au brouillement des frontières entre homme et déchet, tous deux caractérisés de la même manière grammaticale. Même le personnage de Thomas, enfin parvenu à rentrer dans la décharge est qualifié par Jacob en ces termes :

Chef : toi, t’as les veines bleues. […] Ça te fait tout un tas de rivières sur les membres et tu as le corps comme la décharge. Tu as du bleu que si on coupe, c’est du rouge qui s’échappe. On fait pareil, Chef, nous. On passe d’un fil à l’autre en clashant la gaine. (FC : 209)

Dans ce cas précis, la comparaison faite par Jacob est peut-être un moyen de signifier que la décharge est Thomas dans le sens où il est occidental et qu’il participe à cette délocalisation des déchets électroniques dans les pays du Sud. La facilité avec laquelle Jacob et les autres ferrailleurs de la bosse coupent les fils électroniques renvoie à la fragilité de la vie humaine, puisqu’ils sont ici comparés aux veines de Thomas.

La symbolique de la mort peut être interprétée comme hautement significative. En effet, le lien entre déchet et mort se cristallise autour de la perte de valeur ontologique qui se retrouve à la fois dans le fait de jeter un déchet et dans le fait de mourir. Cette réflexion renvoie à une dimension métaphysique qui est à l’œuvre dans le lieu si particulier de la décharge. En effet, ce lieu, puisqu’il accueille des matières considérées comme « mortes » renverrait à notre propre peur de la mort.

L’utilisation de la symbolique de la mort dans les œuvres de notre corpus permettrait de rendre visible cette peur, de la matérialiser et d’ainsi la dédiaboliser. Le rapprochement peut être fait avec cette réflexion issue de Freshkills, essai dans lequel Lucie Taïeb évoque le processus de

« déréliction progressive auquel nous sommes soumis » :

Même dans un monde, le nôtre, où tout ce qui manifeste le moindre défaut, la première marque d’obsolescence, est aussitôt soustrait à notre vue, remplacé par du neuf, il y a toujours des gens pour nous rappeler que nous portons en nous dès la naissance le germe du déchet que nous devenons peu à peu — et ce n’est pas grave, en réalité, mais simplement cruel et beau. (F : 51-52)

On trouve également cette réflexion dans l’œuvre :

Les déchets sont l’envers de l’histoire, les cadavres dans le placard d’une société lisse, prospère, que rien ne peut venir corrompre, que rien n’atteint, où tout est toujours neuf, chaque jour un jour nouveau, ne portant ni trace ni stigmate de ce qui a pu avoir lieu la veille. (F : 13)

Cette peur de la mort, et du déchet, qui rappelle notre propre condition humaine vouée elle aussi au rebut, a été conditionnée par un certain type de société qui selon Lucie Taïeb efface la mémoire et tente de rendre invisible la corruption inévitable du vivant dans un perpétuel mouvement de renaissance factice.