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PARTIE II : Imaginaire de la décharge

I. Symboles

1. L’ambivalence du feu

La présence du feu, qu’elle soit factuelle ou métaphorique, est une constante dans l’écriture et l’imaginaire de la décharge. Deux des décharges représentées dans notre corpus sont en perpétuelle combustion : la décharge du roman de Béatrix Beck, et celle d’Agbogbloshie dans Les Fils conducteurs. La présence du feu dans une décharge n’est pas rare puisque l’un des moyens d’élimination des déchets privilégiés est l’incinération. Mais ce procédé se retrouve souvent dans des lieux réglementés, ce qui n’est pas le cas des décharges de notre corpus. La présence du feu témoigne dans ce cas d’une manière plus informelle d’éliminer les matières résiduelles.

Le symbole du feu a une certaine ambivalence puisqu’il est à la fois puissance créatrice, symbole de naissance et de renaissance, et symbole de destruction chtonien (on pense, bien sûr au feu de l’enfer). Dans son célèbre essai La Psychanalyse du feu, Bachelard évoque cette

49 Michel Le Guern, « Métaphore et symbole », Sémantique de la métaphore et de la métonymie, Paris, Librairie Larousse, 1973, p. 46.

ambivalence :

Parmi tous les phénomènes, il est vraiment le seul qui puisse recevoir aussi nettement les deux valorisations contraires : le bien et le mal. […] Il peut se contredire : il est donc un principe d’explication universelle50.

Ce sont avant tout les propriétés du feu qui sont contradictoires51 puisque son action chimique est à la fois purificatrice (il détruit les aspérités de la matière, notamment dans la forge) et destructrice (le feu dégrade un corps par le phénomène de combustion), mais cette double action chimique ouvre la porte à une symbolique elle aussi ambivalente et multiple. Cette ambivalence permet d’exprimer des valeurs contraires qui se retrouvent simultanément associées au lieu de la décharge en fonction du point de vue de celui qui la considère : elle peut être à la fois un lieu d’habitation, de joie, de travail notamment pour ceux qui y vivent, et un lieu toxique, pollué, producteur d’inégalités sociales. Le géographe Jérôme Monnet rappelle que l’ambivalence présente dans les représentations sociales des lieux se retranscrit dans la symbolique de ces lieux :

Un lieu a un contenu social composite, exprimable en termes symboliques, qui sont eux-mêmes absolument déterminés par les circonstances historiques dans lesquelles ils sont exprimés. Par exemple, une usine peut être, concurremment ou simultanément, un symbole de progrès, de production et d’emploi ou de chômage, d’exploitation et de pollution52.

Ici, l’ambivalence des représentations de la décharge est métaphorisée par l’ambivalence du symbole du feu. On peut donc déceler d’un côté l’aspect lumineux et positif du feu qui est la seule lueur d’espoir dans le Mordor de la décharge d’Agbogbloshie pour le personnage de Jacob :

Le seul éclat qui brille, c’est la flamme rougeoyante, vivace, parfois bleue, orange ou verte, flamme souveraine, immortelle, à qui l’on doit tout. De jour comme de nuit, c’est la même lueur fauve qui empreint la décharge, jamais le plein soleil, jamais l’obscurité. Jacob explore cette forge à ciel ouvert. Il arpente ce paysage et quelque chose en lui s’ouvre. (FC : 67-68)

Dans ce passage, la représentation du feu est plutôt positive puisque nous est donnée une image d’une flamme infinie (elle est « immortelle »), et à qui « l’on doit tout », cette expression rappelant la puissance créatrice et matricielle du feu. On retrouve également cette image dans La Décharge :

Elle changeait tout le temps, forcément, puisque toujours on y apportait du nouveau et on le brûlait, mais 50 Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, Gallimard, Paris, 1985, p. 23.

51 « Les propriétés du feu apparaissent […] chargées de nombreuses contradictions », ibid., p. 173.

52 Jérôme Monnet, « La symbolique des lieux : pour une géographie des relations entre espace, pouvoir et identité », Cybergeo : European Journal of Geography, Politique, Culture, Représentations, document 56, mis en ligne le 7 avril 1998, http://journals.openedition.org.ressources-electroniques.univ-lille.fr/cybergeo/5316.

elle n’augmentait ou ne diminuait jamais. (D : 33)

Mais si l’image d’une flamme immortelle peut tendre vers une axiologie plutôt positive, cette immortalité rappelle aussi le buisson ardent biblique qui brûle, mais ne se consume pas et n’éclaire jamais. Ce buisson a parfois été interprété comme le symbole obscur des désastres de la fin du monde, et l’on retrouve là encore cette pleine ambivalence du feu. Retour dans Les Fils conducteurs, roman dans lequel le personnage de Moïse, ami de Jacob et également jeune travailleur de la « bosse » (c’est le surnom donné à la décharge par les personnages du roman) a une relation assez intime et personnelle au feu qu’il « veille amoureusement, humant ses effluves toxiques comme s’ils étaient pour lui un baume pectoral » (FC : 153). On voit dans cette phrase toute l’ambiguïté du symbole du feu qui reproduit toute l’ambiguïté du lieu de la décharge : malgré la nocivité d’un tel feu qui dégage des émanations toxiques, il est une ressource et un compagnon pour certains. En témoigne cet autre passage de l’œuvre,

– Sitôt que le fuego s’extirpe de l’allumoir, je pourlèche le merde, poursuit Moïse, désignant de son imberbe menton divers fils recouverts d’une gaine de plastique bleu, vert ou rose qu’il tient entre ses doigts souillés. […] — Vois bien, poursuit le fondeur, enflammant soudain les fils […] Moïse a lâché les fils au sol ; ils se consument et c’est un feu de joie prometteur qu’ils contemplent à présent, mais de loin […] Moïse ne l’écoute pas. Il est happé par les flammes (FC : 146-147)

où ce même Moïse trouve une technique pour accéder directement aux composants rares des objets électroniques par l’entremise du feu, qui devient donc ressource et source de fascination. L’idée que le feu est une ressource se retrouve également dans le roman de Beck dans lequel Noémi s’exprime ainsi : « Nous on avait pas besoin d’allumettes, on allait prendre du feu à la Décharge. » (D : 27) On trouve également des représentations mélioratives du feu de la décharge dans ce roman, avec la présence de passages descriptifs qui le montrent comme immémorial et source de tout,

Le feu de la Décharge remontait à la nuit des temps, on ne savait pas qui l’avait allumé, sûrement celui-là était sous terre depuis longtemps. Tantôt il couvait sous les débris, tantôt quand le vent soufflait, des flammes montaient et soi-disant le feu risquait de gagner le village. (D : 7),

mais sans se départir de sa menace inhérente : son caractère incontrôlable. Ainsi, le feu de la décharge est aussi représenté comme un symbole de destruction et l’on retrouve même la métaphore du monstre pour qualifier ce pouvoir chtonien du feu :

La Décharge a commencé à crépiter drôlement, d’une façon qui ne lui était jamais arrivée. Tout d’un coup c’est devenu un brasier. Elle faisait pas vrai, c’était plus elle, c’était un monstre bondi du passé. (D : 77)

La locution adverbiale « tout d’un coup » et le verbe « devenir » rendent parfaitement compte du

caractère imprévisible et incontrôlable du feu qui change d’état à un autre dans une temporalité très restreinte. On peut citer là encore Bachelard, qui associe au feu les notions de vitesse et de vivant :

« Si tout ce qui change lentement s’explique par la vie, tout ce qui change vite s’explique par le feu.

Le feu est l’ultra-vivant53 ». Ces considérations ne se départissent pas de l’ambivalence du feu.

La métaphore de la forge (FC : 68 et D : 8) poursuit elle aussi probablement un but symbolique. Dans sa Psychanalyse du feu, Bachelard évoque la propriété purificatrice du feu et explique la raison pour laquelle nous en sommes venus à associer le symbole de la purification au feu : « le feu sépare les matières et anéantit les impuretés matérielles. Autrement dit, ce qui a reçu l’épreuve du feu a gagné en homogénéité, donc en pureté […] La fonte et la forge des minerais ont fourni un lot de métaphores qui sont toutes inclinées vers la même valorisation 54». On retrouve là l’ambiguïté du feu qui, pour Bachelard, n’est pas uniquement purification, mais oscille plutôt entre pureté et impureté.