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PARTIE III : L’expérience sensible de la décharge : une explosion sensorielle. .59

III. Une puanteur nauséabonde

87 P. Schoentjes, Ce qui a lieu, op. cit., p. 186.

Dans cette partie, nous nous centrerons sur le sens de l’odorat et l’ouvrage que lui réserve Alain Corbin, Le miasme et la jonquille, dont les réflexions nous apparaissent comme indissociables de la problématique des déchets et de leur représentation. D’un point de vue plus littéraire, Pierre Schoentjes observe que « les écritures qui sont attentives aux sens s’efforcent alors souvent de faire une place à l’odorat, plus rarement évoqué en littérature que la vue ou le toucher88 ».

Tout comme les déchets, l’odorat a longtemps été marqué du sceau de l’inconsidération voire de la disqualification, à la fois d’ordre social et épistémologique. La hiérarchie des sens était fortement marquée au XVIIIe, ce qui influence encore notre rapport aux sens. Tout comme l’odorat, la perception des déchets relève bien d’un imaginaire social et a évolué au fil des siècles. Dans le chapitre « L’air et la menace putride », Alain Corbin commence par rappeler le rôle de vigilance de l’odorat, matérialisé par le concept d’« odorat sentinelle » : « l’odorat détecte les dangers que recèle l’atmosphère. Il reste le meilleur analyste des qualités de l’air89 ». L’odorat a en effet cette capacité de détecter la menace de la pourriture puisqu’il sait discerner « à distance la pourriture nuisible et la présence du miasme » et il « assume la répulsion à l’égard de tout ce qui est périssable90 », il est donc le sens privilégié de « l’observation des phénomènes de la fermentation et de la putréfaction91 ». Les corps en décomposition que sont les déchets produisent des matières volatiles (des miasmes) qui modifient la composition de l’air et le chargent d’une odeur nauséabonde. La dissolution de la substance organique renvoie à l’angoisse de la mort, ce qui pourrait peut-être expliquer les attitudes de rejet par rapport aux odeurs et, par métonymie, aux matières qui les dégagent. Corbin évoque en effet une signification plus métaphysique et symbolique du concept d’odorat-sentinelle. Selon lui, l’odorat opère une analogie entre la décomposition des corps dont il a une perception olfactive et la mort. L’historien rappelle en effet que « cette vigilance est écoute permanente d’une dissolution des êtres et de soi92 ». Ainsi, le rejet de la puanteur pourrait s’expliquer par un rejet plus profond de la mort et de la décomposition en général. Par ailleurs, nombreux sont les penseurs qui ont attribué la puanteur au démoniaque : « Jacques Guillerme note que le putride, chez Schlegel par exemple, est souvent assimilé au démoniaque ; ce que conforte la corrélation obsédante entre la puanteur et la profondeur de l’enfer93 ».

Bon nombre de passages des œuvres de notre corpus évoquent cette puanteur caractéristique de la décharge, comme dans cet extrait des Fils conducteurs :

L’odeur, certes familière, est tout de même difficilement soutenable alors que ce qui se présente à la vue, la fonte du plastique, cette coulée brune et gluante qui s’étale et creuse des sillons liquides, offre un 88 P. Schoentjes, Littérature et écologie, op. cit., p. 244.

89 Ibid., p. 14.

90 Ibid., p. 14.

91 Ibid., p. 24.

92 Ibid., p. 34.

93 Ibid.

spectacle captivant. Cela n’impressionne que Moïse ; Jacob, lui, ne regarde pas ; il étouffe et prévient entre deux quintes :

– Du relent qui t’astique pas les tuyaux, mais te les macule instantané – Plus que l’atmosphère générale ?

– Si tu te baignes les naseaux dedans, je te le prédis sec, moi. [...] (FC : 147)

L’écriture de l’odorat est particulièrement développée dans ce passage typique de l’écriture sensorielle de la décharge, qui utilise une isotopie olfactive particulièrement représentative. Il est en effet question de « relent » (désignant une odeur nauséabonde particulièrement persistante) et le verbe « maculer » utilisé dans le discours de Jacob désigne l’action de souillure. C’est bien l’air qui salit les voies respiratoires (désignées par l’expression « tuyaux ») des jeunes travailleurs de la décharge. L’action de cet air vicié sur l’organisme des deux personnages se fait directement ressentir avec l’évocation de la quinte de toux de Jacob.

À ce propos, la « pensée miasmatique » qui s’est développée depuis la fin du XVIIIe et qui est encore d’actualité aujourd’hui (d’ailleurs vérifiée scientifiquement) consiste à penser que les maladies se répandent « non par le contact personnel, mais par les émanations dégagées par l’environnement94 » comme l’explique Georges Vigarello : « un environnement mauvais disait-on, engendre un air mauvais (signalé par des odeurs fétides), qui, à son tour, déclenche des maladies95 ».

La proximité du nauséabond est donc devenue un symbole de danger pour la santé et c’est de là qu’a été initiée la répulsion pour les déchets. Ces réflexions peuvent être rapprochées de certains extraits de notre corpus dans lesquels le récit montre des décharges où l’air vicié a des conséquences sur le corps et la santé des humains qui l’inhalent.

Le lien entre puanteur et maladie est rendu sensible, notamment concernant les personnages des Fils conducteurs et plus particulièrement le jeune Isaac dont la condition de santé déplorable est représentée par la puanteur de son haleine, caractérisée par une « odeur de décomposition qui émane de sa bouche quand il parle » (FC : 184). Cette puanteur apparaît comme le signe d’une maladie créée par la toxicité des déchets. Dans un autre extrait de Freshkills, Lucie Taïeb signale, en citant un guide rappelant les réglementations en vigueur concernant les déchets, que la puanteur peut tuer. Les déchets en décomposition produisent en effet une odeur nauséabonde qui est en réalité celle d’un gaz qui peut entraîner des modifications importantes sur l’organisme humain, voire la mort :

94 Georges Vigarello et Roy Porter, « Corps, santé et maladie », in Alain Corbin (dir.), Histoire du corps, Tome II, Paris, Gallimard, 2011, p. 388.

95 Ibid., p. 388.

Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler que l’odeur, ici, n’est pas seulement question d’inconfort, mais parfois de vie ou de mort : « les composés organiques mis en décharge génèrent de l’hydrogène sulfuré.

La Commission européenne rappelle que l’odeur d’œuf pourri de ce gaz est détectable à 0,05 ppm. La toxicité apparaît à 150 ppm (paralysie du nerf olfactif), l’œdème pulmonaire à 300 ppm et une perte de conscience entraînant la mort à 500 ppm. » (Alain Damien, Guide du traitement des déchets) (F : 34-35)

Ce rappel permet d’évoquer les dangers auxquels sont soumis ceux qui habitent à proximité d’une décharge et, dans une plus grande mesure encore, ceux qui y travaillent quotidiennement. L’action chimique de décomposition qui est à l’œuvre dans la décharge est explicitée au travers de l’évocation des « crémations » qui altèrent littéralement la matière à cause des particules qu’elle répand :

[…] la bosse, continuellement reconfigurée par les approvisionnements quotidiens et les crémations odorantes qui dévorent de la matière, insatiables, et rendent le lieu chaque jour moins reconnaissable. (F : 98)

L’utilisation de la métaphore « dévorer » mime parfaitement cette action chimique de décomposition. Dans un autre passage de notre corpus, on peut remarquer que la puanteur n’est pas seulement associée au lieu de la décharge, mais aussi à la ville. Une interprétation symbolique de la puanteur est faite par Lucie Taïeb, odeur qui se fait l’image de la « destruction » et de la

« souffrance » :

Il y a l’île, de l’autre côté, la zone sacrifiée, celle qui accueille, celle qui traite, celle qui crève sous les émissions toxiques, celle où le cancer s’attrape comme une grippe. Et ici, il y a nous, [...] et nous vivons, nous aussi dans […] des villes qui puent la mort sous leurs pelouses artificielles, leurs espaces végétalisés, qui puent la destruction et la souffrance, le double langage et l’aveuglement. (F : 95)

Dans cet autre passage de Freshkills, qui se veut comme une méditation sensorielle sur la perception, Lucie Taïeb évoque une sorte de perception olfactive fantôme qui viendrait de son imagination plutôt que de la réalité :

M. […] insiste sur la nuisance que représentait Fresh Kills pour les habitants de Staten Island.

Aujourd’hui, plus aucune odeur n’est perceptible. J’ai cru détecter, à notre entrée dans le parc, comme une aura, un relent diffus, proche de celui qui s’échappe des canalisations lorsqu’on ouvre, pour la vider, la jauge placée sous l’évier de la cuisine. Cependant, je ne suis pas certaine d’avoir vraiment perçu cette odeur. Ou plutôt, je suis certaine de l’avoir sentie, mais je ne pourrais pas affirmer qu’elle était vraiment là, émanant du sol, et non de mon imagination. (F : 73-74)

Le vocabulaire utilisé témoigne de la faiblesse de cette perception sensorielle puisqu’il est question d’« aura », de « relent diffus », substantifs et adjectifs qui évoquent la subtilité de cette perception

olfactive. Cette perception fantôme pourrait permettre de montrer la présence subtile, mais néanmoins dérangeante des déchets dans le monde des jeteurs.