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PARTIE II : Imaginaire de la décharge

II. La réécriture mythique de la décharge

6. Un imaginaire biblique parodié

Les deux œuvres fictionnelles de notre corpus s’inscrivent en contre-pied par rapport à la religion chrétienne. Si l’imaginaire biblique ou l’évocation de la religion dans le discours des personnages n’est pas systématiquement en lien avec la décharge (ce pour quoi nous ne nous attarderons pas sur le sujet), cette parodie systématique n’est pas dénuée de sens par rapport au

phénomène de la décharge, et montre que l’écriture de la décharge consiste en une subversion des normes préétablies (littéraires, sociales, géographiques). Dans La Décharge, le père de Noémie meurt dans les flammes, ce que celle-ci considère comme une réhabilitation alors que la destruction du corps par les flammes est plutôt considérée comme une hérésie par cette religion :

Le village traitait Papa de vieux dégoûtant. Même qu’il l’aurait été, sa mort sur la Décharge l’a réhabilité, c’était un homme de conscience. (D : 78)

On trouve également de nombreux passages critiques de la religion chrétienne et de l’église du village, qui n’est pas forcément critiquée explicitement, mais, implicitement, par le biais de la naïveté de l’adolescente. Dans Les Fils conducteurs, c’est à travers les noms de personnages qui empruntent clairement à l’anthroponymie biblique que la parodie s’effectue : les jeunes travailleurs de la bosse sont ainsi appelés Isaac, Moïse ou encore Jacob ; or ils répondent mal aux portraits-robots de ces figures bibliques. Dans un autre passage, Moïse, un ami de Jacob et Isaac et lui aussi jeune travailleur de la bosse, est gardien de but lors d’une partie de ballon entre les amis et est comparé au « Messie » et au « Sauveur » en ces termes :

Tu prends les allures gracieuses du Sauveur de ces béguines (FC : 120)

D’autre part, le traitement typographique de certaines réalités nous conforte dans cette interprétation puisque dans La Décharge, Noémi investit d’une majuscule la décharge municipale.

« La Décharge » fait ainsi écho à la marque typographique typique des lieux bibliques (« L’Enfer »,

« Le Purgatoire », « Le Paradis », etc.), et c’est comme si la foi manquante de Noémi était réinvestie dans ce lieu. On retrouve cette attitude dans l’essai de Lucie Taïeb dans lequel elle qualifie la décharge de Freshkills ainsi : « The Dump », reproduction anglophone de l’appellation chère à Noémi.

Beaucoup de passages font référence au mythe de la Création présent dans la Genèse et l’extrait suivant est particulièrement intéressant dans le cadre de notre réflexion, puisqu’il lie réécriture d’un épisode biblique et parodie. Nous en ferons une analyse détaillée. L’extrait reproduit un dialogue entre Daddy Jubilee, l’un des malfrats de la décharge et Thomas, le reporter franco-suisse venu glaner quelques informations et photographies sur la décharge d’Agbogbloshie :

– Il y avait des poissons, avant, dans la rivière qui alimente le lagon ? […] — Et y avait même de l’herbe ici avant, pour ainsi dire des pâturages, ce que t’appellerais de la savane. (Rire forcé, caverneux et communicatif.) Et des pierres aussi. Tu vois : la Création, tout ce qu’il y a besoin, on n’a pas été lésés dans la distribution globale. On a eu droit à nos sept journées, comme chez vous : la lumière, l’eau, la terre, les animaux, les bonshommes et les bonnes femmes, toute la panoplie. Mais tu vois, nous, on a eu

un jour supplémentaire. Un huitième jour. Yes, un huitième jour… qui existe pas dans vos Écritures. Tu savais pas ? Alors d’après toi, pourquoi ? Pourquoi qu’on aurait eu un jour de plus, nous autres ?

On sèche. On ne voit absolument pas où il veut en venir, on connaît vaguement la Genèse, les inepties des sept jours de la semaine, mais de là à participer à une controverse théologique, on doit avouer qu’on n’en est pas capable. […] — Alors je vais te dire : on a eu droit, nous autres, à un huitième jour, tout simplement pour pouvoir ramasser le tas de merdes que le gaillard inventé le sixième jour a consommé le septième jour en se décourbaturant le fessier ! T’avais pas songé à ça, hein, l’angelot ? (FC : 171-172)

La dimension parodique de l’épisode est clairement visible à travers le vocabulaire emprunté par les personnages. Daddy Jubilee réécrit la semaine de la création divine avec un vocabulaire familier voire argotique (il est question de « bonshommes » et de « bonnes femmes »), et la mention humoristique de la « panoplie » contribue à ridiculiser et désacraliser la création divine. La réécriture parodique de l’épisode biblique s’organise autour de la création d’un huitième jour absent du mythe originel, qui aurait été inventé, selon le personnage, comme le jour où Adam (qualifié du terme argotique « gaillard ») déféquerait ce qu’il a consommé le jour d’avant. Cette parodie peut parfois tourner au blasphème, notamment lorsque Daddy Jubilee utilise les ressources d’une isotopie scatologique pour décrire l’activité du huitième jour fictif (« tas de merdes », « fessier »).

De plus, aucune mention de Dieu, du Créateur, comme si Daddy Jubilee était le créateur de ce mythe et d’un jour supplémentaire dans la semaine. La mention d’une « controverse théologique » par le personnage de Thomas relève d’une hyperbole, car il s’agit en réalité d’une simple blague de la part de Daddy Jubilee. Le discours du personnage fait montre d’une opposition entre un « nous » et un « vous » qui symbolise certainement l’opposition entre Nord et Sud58, avec un Daddy Jubilee métonymie du Sud et un Thomas métonymie du Nord. Et selon la réécriture parodique du personnage de Daddy Jubilee, le fameux huitième jour n’est pas inscrit dans les Écritures du monde occidental, mais seulement dans la version du mythe propre à son pays et sa classe sociale. Cette réécriture parodique s’inscrit donc dans un régime satirique, car il s’agit, à travers cette réécriture du mythe de la semaine de la création, de montrer la différence de traitement entre Nord et Sud et à quel point ces populations des pays du Sud sont lésées.

L’utilisation systématique de la parodie quand il est question de religion dans notre corpus n’est pas simple jeu textuel ou culturel. D’abord, ce mythe fait écho à une nature originelle perdue sous les tonnes de déchets puisqu’il est bien question d’un « avant » décharge, qui se caractérise par un paysage riche en faune et flore (« poissons », « herbe », etc.), mais ce passé idyllique a été détruit par ce fameux huitième jour. Ensuite, ce mythe joue parfaitement son rôle puisqu’il se veut

58 Ce clivage géographique (également appelé « ligne Brandt ») est une ligne imaginaire qui sépare les pays développés et industrialisés (du Nord) des pays considérés comme moins développés (du Sud). Ce concept était surtout utilisé dans les années 1980 et ne correspond plus tout à fait à l’état actuel du monde, mais répond néanmoins au besoin de notre propos, qui ne se targue pas d’exigence géographique.

une explication des phénomènes, comme tout mythe. Daddy Jubilee invente ce huitième jour de la Genèse pour expliquer le phénomène de la décharge qui est une réalité qu’il peine à expliquer et rationaliser. C’est notamment la raison pour laquelle il explique que les Écritures du monde occidental ne mentionnent pas ce huitième jour censé expliquer le phénomène de la décharge puisque ce n’est pas un phénomène auquel les populations occidentales, qui délocalisent leurs déchets, sont confrontées. De plus, cet imaginaire judéo-chrétien est la base de notre société occidentale et imprègne la culture de certaines couches de la société plus que d’autres. Dans le cas de La Décharge la parodie de l’imaginaire biblique joue le rôle de critique de la bien-pensance bourgeoise empreinte de catholicisme qui porte un regard désapprobateur sur les déclassés qui vivent à côté de la décharge. Dans Les Fils conducteurs, cette parodie joue le rôle de critique de la société occidentale d’où proviennent les déchets. Par ailleurs, Daddy Jubilee introduit une certaine distance avec cette tradition judéo-chrétienne occidentale puisqu’il semble ne pas s’inclure dans la tradition mythique alors qu’il est pourtant homme, tout comme les occidentaux. Mais la mention du

« gaillard » du sixième jour ainsi que la distance introduite par l’opposition entre « vous » et

« nous » donnent l’impression d’un oubli de la part de la tradition pour ces populations et régions du monde. L’écriture de la décharge et la problématique de la décharge s’enrichissent alors de réflexions éthiques, politiques et géographiques. Par ailleurs, le ressentiment que les jeunes personnages ont à l’égard de Dieu, qui se manifeste par la parodie voire le blasphème (citons, entre autres occurrences, Jacob qui s’exprime en ces termes : « Saloperie de Père, oui, qui encrasse les caboches de saletés » [FC : 176]), s’explique par l’incompréhension de ces jeunes adolescents face à leur destin des plus sombres.