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Considérations économiques : valeur, utilité et obsolescence

PARTIE IV : Le projet écopoétique de la littérature de la décharge

I. L’axiologie du déchet

1. Considérations économiques : valeur, utilité et obsolescence

PARTIE IV : Le projet écopoétique de la littérature de la

la valeur aux yeux de quelqu’un s’il lui est utile. Or, définir l’utilité est une tâche bien ardue, voire impossible. Dans son essai La Notion de dépense, Georges Bataille affirme l’impossibilité de définir ce qui est « utile » : « Il n’existe en effet aucun moyen correct, étant donné l’ensemble plus ou moins divergent des conceptions actuelles, qui permette de définir ce qui est utile aux hommes105 ».

Ne reste alors qu’une définition subjective qui consiste à considérer que ce qui est utile pour l’homme est ce qui satisfait l’un de ses besoins. Quant à la notion de valeur, certains économistes (notamment Adam Smith) ont tenté d’en donner une acception objective au travers d’une théorie de la valeur. Selon eux, la valeur d’un bien dépend de la quantité de travail nécessaire pour le créer et est donc indépendante du regard de l’observateur. À cette conception s’oppose une théorie subjective qui considère que la valeur est une qualité attribuée à une chose par chacun des observateurs, qu’elle est donc un procédé d’évaluation psychologique. Le commerce découle de la notion de valeur puisqu’il consiste en effet à « échanger, ou à vendre et acheter, des marchandises, produits, valeurs106 ».

Dans le cadre de ces considérations d’ordre économique, le déchet est ce qui a perdu sa valeur, son utilité, ou les deux. C’est à cause de cette perte substantielle qu’il est abandonné et qu’il acquiert son statut ontologique de déchet. Lucie Taïeb explicite ce processus de mise au rebut dans Freshkills :

Lorsque la marchandise a cessé d’être marchandise, lorsqu’elle a perdu toute valeur, que reste-t-il d’elle ? Son éclat, sa nouveauté et le désir qu’elle a su faire naître en nous abîmés, subsistent, je le crois aussi, sous le signe du négatif [...] Là où tout s’achève rôdent encore les fantômes de la convoitise et de la jouissance, ceux d’une consommation insouciante et effrénée, et s’exhibe la vanité de ce qui eut de la valeur et s’en trouve désormais dépourvu. (F : 58)

Dans le cas particulier des objets manufacturés, le déchet est un objet qui a perdu sa valeur, il cesse d’être une marchandise dont la valeur est monnayable. La perte de valeur d’un objet est rarement subite, sauf dans le cas d’un objet qui se casserait et perdrait du même coup son utilité première.

Cette perte, souvent progressive, est liée à l’usage répété de l’objet qui en abîme la matière : on la dénomme obsolescence. Lucie Taïeb rappelle ce processus et ose la comparaison avec l’existence humaine, qui, elle aussi, se caractérise par une usure progressive (on parlera de vieillesse plus que d’obsolescence) :

On ne sait pas quand commence la déchéance, mais elle commence avant qu’on soit bon à jeter (le management parle d’un « processus d’amélioration continue » qui contredit, dans son essence, celui de déréliction progressive auquel nous sommes soumis). Même dans un monde, le nôtre, où tout ce qui manifeste le moindre défaut, la première marque d’obsolescence, est aussitôt soustrait à notre vue, remplacé par du neuf, il y a toujours des gens pour nous rappeler que nous portons en nous dès la 105 Georges Bataille, La Part maudite ; précédé de La notion de dépense, Paris, Les éditions de Minuit, 1967, p. 29.

106 « Commerce », TLFI, op. cit., disponible à l’adresse suivante : https://cnrtl.fr/definition/commerce.

naissance le germe du déchet que nous devenons peu à peu — et ce n’est pas grave, en réalité, mais simplement cruel et beau. (F : 51-52)

La réflexion sur la perte de valeur à l’origine même de la notion déchet est indissociable d’une réflexion étymologique puisqu’on en retrouve les traces au cœur même des désignations du déchet. Ces réflexions étymologiques sont identifiables dans différents passages de Freshkills, dont le suivant :

Comme si le déchet, l’ordure (qui n’a rien à voir avec l’ordre, mais avec l’horrible, horridus, si terrible qu’on en frissonne), à l’instar du cadavre, devait demeurer un « je ne sais quoi qui n’a plus de nom dans aucune langue » (Bossuet). Et si le terme même d’« immondices » nous signalait en fait que le déchet, la souillure qu’il porte, est constitutivement étranger à notre monde ? Les noms du déchet, dans leur multiplicité et leur polysémie, nous diraient que l’ordure en tant que telle ne peut être nommée

« proprement », avec exactitude : aucun mot ne correspondrait précisément à une réalité que nous répugnons à penser, celle de la chose jadis intègre qui se défait, se mêle, retrouve peu à peu le chaos, premier et dernier, sans encore s’y anéantir. (F : 50-51)

Comme le souligne Lucie Taïeb, le déchet est systématiquement désigné par rapport à un autre élément, et toujours de manière négative, inscrivant dans la langue même la notion de perte. Ainsi, comme évoqué en introduction, le terme même de déchet, issu de l’ancien français déchiet, est un substantif verbal du verbe déchoir qui tire son origine du verbe latin cadere qui signifie « tomber, perdre ». Autres exemples, le terme immondice signifie littéralement ce qui est hors du monde et dans l’expression matières déchues, le préfixe de — exprime une privation.

Cette perte de valeur consubstantielle au déchet se ressent donc jusque dans la langue. Le déchet est en marge de la société comme il est en marge du langage. En effet, il n’a pas de dénomination intrinsèque. La perte de valeur et l’inutilité du déchet lui confère une certaine invisibilité du déchet dans l’espace commun, mais également dans l’espace littéraire.

Les considérations économiques que nous venons d’évoquer sont présentes en filigrane dans les œuvres de notre corpus. L’intrigue des Fils conducteurs, qui s’organise autour du marché noir des déchets électroniques, contient en effet des réflexions liées au fonctionnement du commerce. De nombreux dialogues se font la reproduction de pourparlers commerciaux entre les personnages.

Dans l’extrait suivant, Jacob tente de négocier auprès de Daddy Jubilee, le tenant d’une échoppe de revente d’objets électroniques, en essayant de lui vendre un poste de téléviseur :

- Vous l’acquisitionnez ? demande Jacob.

Il faut entrer tout de suite dans le vif du sujet ; chaque mot superflu risque d’affaiblir la négociation à venir et d’entraver la transaction.

– Personne va le convoiter avec cette apparence de blanc, avertit le tôlier. [...]

Verdict prévisible ; l’acheteur dévalorise au maximum l’objet afin d’en tirer le meilleur prix. Il ne faut pas s’émouvoir ou s’affoler de la tactique [...]. (FC : 142)

Cet extrait fait appel aux principes économiques que nous venons d’évoquer. On y trouve en effet l’idée que plus l’objet est convoité, plus on lui donne de la valeur et plus son coût est élevé. Par ailleurs, la convoitise est suscitée par plusieurs éléments, dont l’apparence de l’objet fait partie (dans cet extrait, c’est la couleur qui suscite la convoitise). La technique de négociation utilisée par Daddy Jubilee (dévaloriser pour faire baisser le coût de l’objet) est identifiée par le personnage de Jacob.

C’est dans Les Fils conducteurs également que l’on trouve une diatribe assez virulente sur l’obsolescence programmée. Ce procédé à l’œuvre dans notre société de consommation contemporaine consiste, pour les fabricants à écourter la durée de vie d’un bien (généralement électronique) pour exhorter à la consommation et au rachat anticipé. Ainsi, dans l’extrait suivant, le narrateur utilise la métaphore de la maladie chronique pour désigner l’obsolescence programmée :

L’objet, la machine, compagnons, auxiliaires de vie qu’on imagine éternels, sont frappés d’une triste maladie. Le mal qui nous les enlève et les conduit à s’entasser dans des hangars froids, dans des entrepôts où ils ne sont plus qu’une addition de pièces détachables, remplaçables, et surtout valorisables sur le grand marché de la récupération et des trafics, ce mal chronique qui nous défait des objets des machines, innervant la ronde spéculative de nos achats recommencés, ce mal, on l’a nommé obsolescence programmée. (FC : 90)

Cette métaphore est en réalité une critique adressée à la société de consommation puisqu’elle donne l’impression que l’obsolescence programmée est un phénomène d’inévitable que l’on ne peut empêcher, et qui a des conséquences délétères sur la planète, tout comme la maladie en a sur le corps humain.