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PARTIE II : Imaginaire de la décharge

III. Fonction(s) du symbole et du mythe

3. Une dimension anthropologique

D’un point de vue général, les mythes et symboles poursuivent une fonction anthropologique. Vivre un lieu c’est l’emplir d’une mémoire collective et de valeurs communes, matérialisées par divers symboles et mythes. La géographe Maria de Fanis rappelle la dimension anthropologique du lieu en écrivant que les sujets sont « des entités qui, se modelant sur l’espace, le

66 Voir Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982.

67 Jean Bellemin-Noël, Vers l’inconscient du texte, Paris, PUF, 1979, p. 194-195.

chargent d’actions, d’idées, de valeurs individuelles et collectives qui le transforment en lieu68 ».

L’opposition entre un espace considéré comme neutre et objectif et un lieu chargé de subjectivité est également décrite par Lucie Taïeb qui évoque le parc naturel en phase de réhabiliter la décharge en ces mots :

Le lieu surprend, force l’admiration peut-être, mais n’inquiète ni n’émerveille. Espace neutre, il ne laisse place à aucun fantasme, ne suscite aucune fascination. En cela c’est exactement l’inverse d’une décharge (F : 74)

Le parc qui va remplacer la décharge est un « espace neutre » qui s’oppose au lieu de la décharge qui est, lui, chargé d’imaginaire et de subjectivité. L’autrice rapporte également une discussion qu’elle eut avec un libraire à propos de la décharge :

Il me confie qu’il y a dans la décharge une beauté qu’il ne trouve nulle part ailleurs, et naturellement pas au supermarché — étant entendu que l’une est l’envers de l’autre. Dans un supermarché, il ne se passe rien, dit-il, alors que la décharge dégage « cette aura de négativité » (F : 57)

L’opposition entre supermarché et décharge se superpose à celle opposant parc et décharge puisque dans les deux, car on identifie une opposition entre un espace qui témoigne d’une faible appropriation par l’homme et un lieu chargé d’affects, empreint d’une « aura ». Ces différentes projections humaines sur l’espace se retranscrivent dans l’écriture du lieu.

La littérature revêt en effet, elle aussi, cette fonction anthropologique et se superpose à l’appropriation humaine du lieu. Tout comme la géographie se veut l’expression du lieu vécu, l’investissement d’un espace, la construction d’un monde, la littérature est elle également une activité humaine qui consiste à s’approprier l’espace par la représentation qu’elle en fait. Cela rejoint les mots d’Andrzej Stasiuk qui considère que :

le domaine de la géographie et celui de l’imaginaire, si éloignés l’un de l’autre, se trouvent associés plus étroitement l’un à l’autre que ne l’est la folie à la sagesse. L’une des raisons à cela est que se bâtir des mondes, forme la plus noble du rêve éveillé, suppose toujours que l’on investisse l’espace69.

Pour Bachelard aussi, investir l’espace c’est utiliser les ressources de l’imagination, comme il le rappelle dans La Poétique de l’espace :

L’espace saisi par l’imagination ne peut rester l’espace indifférent livré à la mesure et à la réflexion du géomètre. Il est vécu. Et il est vécu, non pas dans sa positivité, mais avec toutes les partialités de 68 Maria De Fanis, Geografie letterarie. Il senso del luego nell’alto Adriatico ; cité par Bertrand Westphal, La

géocritique : réel, fiction, espace, Paris, Minuit, 2007, p. 36.

69 Yuri Andrukhovych et Andrzej Stasiuk, Mon Europe ; cité dans ibid., p. 58.

l’imagination70.

C’est pourquoi la littérature, qui laisse une grande place à l’imagination, apparaît comme la discipline la plus adéquate pour investir l’espace. Les ressources de l’imagination dont font partie les mythes et d’un point de vue peut-être plus psychanalytique, les symboles, participent donc à une réappropriation du lieu de la décharge par la littérature. On retrouve dans Freshkills cette réflexion portant sur l’importance de l’imaginaire dans la création d’un lieu qui s’oppose à la neutralité de l’espace :

Pourtant qui sait ? Qui sait quels hôtes le parc finira par accueillir ? Il y a peut-être cette ressource, cet espoir infime : l’imagination, la fantaisie inattendue de uns [...] qui ne respectent rien, quelques-uns, des malpropres, viennent à la nuit tombée (ils vont se faire choper), franchissent les clôtures, disparaissent dans les herbes folles, et peu à peu — c’est une lutte occulte — inversent la tendance, affaiblissent l’onde négative, s’arrachent à l’apathie, sauvent le lieu de son enfer aseptisé. (F : 84-85)

L’imaginaire de la décharge participe notamment d’un acte politique et social puisqu’il permet notamment de désindividualiser et désinstitutionnaliser la perception de la décharge et de créer une identité collective qui lui est propre. Dans un article, le géographe Jérôme Monnet écrit à ce propos que la « capacité humaine à symboliser pour produire des lieux symboliques » influe

« sur la construction des identités collectives » et légitime « l’exercice d’une autorité71 ». Cette activité de symbolisation et de mythification contribue donc à redonner le pouvoir aux personnes qui sont attachées à la décharge, et corollairement, au lieu même de la décharge. Si Jérôme Monnet parle d’une « capacité humaine à symboliser » qui n’est pas exactement le propre de la littérature, mais plutôt de l’esprit humain, nous pourrions alors dire que la littérature joue le rôle de réceptacle en consignant ces symbolisations collectives et en s’en faisant la porte-parole. Mais ces symboles et valeurs associés à la décharge ne relèvent pas forcément d’une axiologie positive. On observe en effet une hétéronomie et une paradoxologie des valeurs associées au lieu de la décharge (lieu de ressource pour les uns, de danger pour les autres) et la littérature de la décharge rend compte de ce système de valeurs complexe sans tenter de le simplifier ni de le réduire à l’univocité. Il s’agit d’accueillir ce que Lucie Taïeb nomme les « mémoires dissonantes ». Pour ce faire, l’écriture de la décharge utilise l’ambivalence des symboles ainsi que les interprétations multiples attachées aux mythes, rendant ainsi compte de cette diversité.

Les mythes et symboles qui forment tout un imaginaire de la décharge servent en partie à réincarner un espace désincarné par le langage bureaucratique qui fait usage d’un vocabulaire

70 G. Bachelard, La Poétique de l’espace, op. cit., p. 17.

71 Jérôme Monnet, « La symbolique des lieux : pour une géographie des relations entre espace, pouvoir et identité », op. cit.

technique et pragmatique qui simplifie et gomme la complexité des valeurs et affects associés à la décharge. L’imaginaire se fait politique. Dans son essai documentaire, Lucie Taïeb prend le contre-pied du sens commun, qui s’accorde à dire que le bien est du côté du propre, de l’aseptique, du rangé, tandis que le mal est perçu dans le sale, le désordre, le trop-plein de fantaisie. L’autrice considère au contraire qu’il y a une certaine authenticité dans le lieu de la décharge, qui tente d’être gommée par une certaine facticité imposée :

Ainsi, la parole neutre et désincarnée des pouvoirs urbains renomme et classifie, efface l’aura trouble et l’image négative de la décharge en un geste langagier qui signe la disparition de ce tas immense, monstrueux, où pullulent les organismes vivants de toutes tailles et de tous types. La description technique et minutieuse des installations de traitement occupe, ou plutôt occulte tout le champ de la représentation. Plus rien ne tremble, plus rien ne vit. Plus rien ne menace ni n’inquiète. Le problème est

« géré ». (F : 118)

Le discours de l’autrice est très critique par rapport aux pouvoirs publics urbains qui selon elle objectivent les déchets à l’aide d’un « ton neutre et descriptif » (F : 116) et tentent de camoufler le problème des déchets. Le langage bureaucratique est, selon l’autrice, un « langage qui ne laisse pas la moindre place au doute, à l’inquiétude, au tremblement, à la contradiction » (F : 116). Ce langage préconise de « ne jamais parler du site comme une ex-décharge, mais toujours comme d’un parc » ou d’« employer, dès que possible, le préfixe “re” » comme dans les substantifs

« recommencement », « réutilisé », « recycler », « rédime », « redevient »... Le langage occulte totalement une certaine mémoire du lieu en réécrivant sa réalité et camoufle par là l’imaginaire social du lieu. En se faisant le creuset de mythes et symboles aux acceptions souvent ambivalentes, voire contradictoires, la littérature de la décharge réintroduit cette dose de contradiction et d’ambivalence dans le lieu de la décharge et va à l’encontre de cette objectivation du lieu. C’est la fonction politique du symbole qui est ici en jeu, et l’on pourrait, comme le sociologue Pierre Lantz, distinguer symbolisme singulier et symbolisme collectif dans notre réflexion :

Vu du côté de ses objectifs propres, le symbolisme politique vise à fixer son pouvoir sur des symboles, à établir des symbolisations stables (drapeaux, emblèmes, langage stéréotypé) […] Pourtant, le symbolisme collectif ne peut être confondu avec les symboles obligatoires imposés par les dictatures, encore moins avec les dogmes politiques72.

Tandis que les pouvoirs publics tentent d’imposer un symbolisme politique stable et univoque à la décharge à travers un « langage stéréotypé », la littérature de la décharge met au jour le symbolisme collectif du lieu par le biais d’un imaginaire riche et kaléidoscopique.

72 Pierre Lantz, L’investissement symbolique, Paris, PUF, 1996, p. 22-23.

4. Reconstituer le réel et maintenir le souvenir de la terre : les fonctions ontologiques