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CHAPITRE 3 L’ARÈNE POLITIQUE HISTOIRE, JOUEURS ET

3.2 Argumentaires dans l’arène politique

3.2.4 Surveillance

Inhérente au débat sur la Loi de Megan ainsi que la loi elle-même était la question de surveillance ou encore de supervision. Devrait-on surveiller davantage ce type d’individu et quelles en seraient les conséquences ? Au cours de cette section, nous exposerons les différents discours et arguments en lien avec ces questions de surveillance et de supervision.

Système de surveillance

D’une part, plusieurs arguments soulevés dans les deux sections précédentes touchent de très près certains arguments portant sur la surveillance. L’un de ces arguments est le fait qu’avec un répertoire de délinquants sexuels en partie disponible au public, autant les membres de la population que les autorités détiendraient de l’information nouvelle sur certains autres citoyens, leur permettant de les éviter. Or ce type d’argument réfère à l’amélioration du système de surveillance. Avec l’information nouvelle, ceux qui font partie du système disposeraient maintenant d’yeux supplémentaires. Il faut tout de même dire que peu d’acteurs témoignaient de façon explicite de l’amélioration du système de surveillance comme telle, possiblement parce que ces arguments étaient intrinsèques à la loi elle-même. Un de ceux qui le fit tout de même est le membre de l’assemblée et co- promoteur du projet de loi A-85, Paul Kramer qui, vers la fin du débat, affirmait que ce qui était le plus important dans toute cette affaire était le fait que tout délinquant sexuel allait être surveillé (watched) de façon constante (Fromm, 21 octobre 1994). Le texte du projet de loi S-14 lui-même, qui allait devenir la Loi de Megan, laissait également entendre cette idée de supervision : « […] the urges that cause them [sex offenders] to commit offenses can never be eliminated but merely controlled » (S-14). C’est toutefois le sénateur Louis Kosco, co-promoteur du projet de loi S-320 permettant la mise sur pied d’un répertoire de délinquants sexuels, qui fut le plus virulent sur la question pendant le

débat, lorsqu’il tenta de fournir une réponse à l’idée que les délinquants sexuels devaient recevoir d’avantage de traitement: « The 24-hour monitoring of these people, knowing that they are under the gun, knowing that they are being watched, knowing that their every move has to be reported, is the treatment » (Stile, 29 août 1994).

Certains étaient toutefois en désaccord avec ce type de discours. D’une part, John Furlong nous disait lors de notre entretien qu’à l’époque, il croyait que le système d’avis au public ne fonctionnerait pas puisqu’il était impossible de contrôler et de surveiller efficacement un grand nombre d’individus, la charge de travail devenant trop lourde. Il ajoutait qu’il qualifiait le système « d’imparfait » à l’époque. Ed Martone témoignait également de l’inefficacité du système alors qu’il nous parla de l’effort de la police lors de notre entretien : « […] the police largely would not know where those people [sex offenders] were… ». Dans un article du Times of Trenton, Martone poussait encore plus loin lorsqu’il dit que même si l’entourage du délinquant sexuel était au courant de son lieu de résidence, rien ne l’empêchait de se diriger vers un autre quartier afin de leurrer (stalk) d’autres enfants (Kovach Caldwell, 14 août 1994). Dans un autre article du Times of Trenton, l’auteur soulignait que plusieurs experts pénaux, groupes de défenseurs des libertés civiles et groupes de réforme des prisons croyaient que le système ne pouvait soutenir ce niveau de surveillance (Stile, 29 août 1994). L’article poursuivait à dire que selon les critiques, les agents de libération conditionnelle ne seraient pas en mesure de fournir le niveau de supervision nécessaire au bon fonctionnement de la loi.

Surveillance et étiquetage

La majorité des réponses à la question de la surveillance portaient toutefois sur les conséquences anticipées d’une supervision constante de la part de l’entourage et des autorités. L’une de ces conséquences, celle de l’étiquetage, était expliquée dès le début du débat par certains experts dont Robert Carter, professeur de droit à l’Université Rutgers, qui affirmait : « That’s a scarlet letter. You’d sooner brand them across the forehead » (Alex, 11 août 1994). D’autres experts du domaine médical avaient aussi leur mot à dire sur la question. Jerome G. Miller, un psychologue se spécialisant dans le traitement de délinquants sexuels, consulté par le New York Times (Hoffman, 4 août

1994), affirmait d’une part que dans l’éventualité d’une Loi de Megan, la situation serait « horrible ». À l’instar des propos de Carter, il affirmait que personne ne pouvait se défaire d’une telle étiquette une fois identifiée, soulevant ensuite l’expression « it’s the new scarlet letter » à son tour. Le docteur Fred Berlin, fondateur de la clinique John Hopkins se spécialisant dans le traitement de troubles sexuels, affirmait lors d’un débat télévisé avec le membre de l’assemblée Garabed Haytaian, que le fait d’étiqueter publiquement certains individus pourrait avoir des conséquences graves pour les délinquants sexuels, comme la perte ou la difficulté d’obtenir un emploi et la perte d’un système de support, créant par conséquent plus de danger pour le public, étant donné le stress que la situation engendrait (Fromm, 17 août 1994).

Les experts n’étaient toutefois pas les seuls à se prononcer sur la question de l’étiquetage. Ed Martone nous dit qu’à l’époque, il prédisait que la Loi de Megan mènerait à un étiquetage public et que cet étiquetage amènerait les membres de la population à éviter les délinquants sexuels, à les empêcher de louer un appartement ou d’obtenir un emploi. Martone ajoutait qu’en plus d’étiqueter le délinquant sexuel, on étiquetterait la famille de l’individu de surcroît, causant ainsi des problèmes familiaux supplémentaires. John Furlong était également volubile sur la question, déclarant à l’époque qu’il allait déposer un appel 24 heures suivant la mise en vigueur de la Loi de Megan, spécifiant du même souffle que les délinquants sexuels allaient maintenant porter une étiquette sur leur front. Quelques individus jadis incarcérés pour des crimes sexuels et maintenant réhabilités selon leurs dires, s’exprimèrent aussi sur le sujet. Plusieurs législateurs fédéraux reçurent plus de 60 lettres provenant de ces individus. L’un d’entre eux soulignait le fait que l’avis au public détruirait les vies de délinquants sexuels réhabilités comme lui ainsi que les vies des familles et des amis de celui-ci. Similaire à ce que disait Martone, il ajoutait ensuite que les propriétaires d’appartements ne loueraient pas aux ex-contrevenants et les employeurs seraient moins portés à les employer.

Il semble qu’au niveau du monde politique, peu d’acteurs fournissaient une réponse à cet argument, mais plusieurs en étaient au courant. À ce sujet, Maureen Kanka nous expliqua sa position lors de notre entretien avec elle :

And then of course the ACLU was against it, it wasn’t fair, it was scarlet letter you know on their foreheads, um, you know. And then of course the defense lawyers defending them and then the offenders themselves because they don’t have a problem, they didn’t do anything, you know they’re not dangerous, you know they don’t do, they love kids, you know they don’t harm them. You know it just was phenomenal.

Ces phrases, prononcées avec un ton évident de sarcasme, indiquaient que Kanka avait du mal à croire que l’on considérait le bien-être du délinquant sexuel en premier lieu. C’est toutefois la seule réponse (complètement opposée) que nous avons pu répertorier concernant l’étiquetage dû à une surveillance accrue.

Fuite du système de surveillance

Pour plusieurs acteurs, il existait une autre conséquence d’une surveillance accrue, soit une situation qui forcerait certains à tenter d’échapper au système en se cachant et en se déplaçant constamment. Tel était l’argument donné d’une part par Ed Martone (Stile, 2 août 1994), qui ajoutera plus tard que la loi ne règlerait rien (Tedeschi, 22 septembre 1994). Martone précisa sa pensée, lors de notre entretien avec lui, lorsqu’il nous disait que la Loi de Megan était en fait une incitation pour les délinquants sexuels les plus dangereux à tenter d’échapper à la détection, évitant ainsi la thérapie, la famille et les amis, se plaçant donc dans une situation où il serait plus à risque de récidiver. Martone spécifiait que cette fuite était due à l’humiliation, l’étiquetage et la surveillance constante que l’avis au public pouvait engendrer. Karen Spinner, également de l’ACLU du New Jersey, était du même avis que Martone, spécifiant que l’avis au public ne ferait rien pour changer le comportement des individus ciblés par la loi (Ruess, 2 août 1994). Elle ajoutera à une autre reprise que l’on ne ferait que forcer les déplacements des problèmes de ville en ville (Ruess, 15 août 1994).

Cet argument était également considéré par certains politiciens directement impliqués dans la création de législation pour un répertoire public de délinquants sexuels. Par

exemple, Peter Inverso se disait fortement préoccupé par la création de ce qu’il appelait une « classe de nomades » (Fromm, 20 septembre 1994). Il ajoutait que l’État nécessitait alors un système complet, qui inclurait non seulement l’avis au public, mais aussi des éléments de thérapie et de traitement (Fromm, 20 septembre 1994). La gouverneure exprimait aussi son inquiétude face à cette situation, spécifiant du même coup que des efforts allaient être placés afin de remédier au problème (Marsico, 6 août 1994). Plus tard dans le débat, Whitman allait réitérer son inquiétude, soulignant à l’instar des commentaires de Inverso que si la loi n’était pas bien administrée, il existerait un risque non négligeable que l’on créé un groupe entier de délinquants sexuels nomades (an entire group of nomadic sex offenders) qui voyagerait entre les maillons du système (Fromm, 20 septembre 1994). Le sénateur Gerald Cardinale, co-commanditaire du projet de loi S-14 sur la publication du répertoire de délinquants sexuels, tenait le même discours, mais percevait plutôt la situation de façon positive : « […] if nothing else, forces pedophiles to leave New Jersey and practice their art somewhere else » (Stile, 4 octobre 1994). En somme toutefois, la plupart des acteurs impliqués dans le débat politique étaient véritablement concernés par la possibilité que certains tente de fuir du système de surveillance.

En bref, le débat sur la surveillance souleva plusieurs questions plus philosophiques sur ce qui semblait juste et injuste, autant pour le délinquant sexuel que pour le public. Si nous avons consciemment évité de témoigner de ces arguments, nous le ferons dans la section qui suit, portant sur la justice.