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1.4 La construction de problèmes sociaux

1.4.2 Le constructivisme et les problèmes sociaux

Sans nier l’existence de toute chose, aussitôt que l’humain entre en contact avec une chose, un événement, une situation « réelle et objective », il subjectivise immédiatement l’information reçue en l’interprétant selon ses croyances, ses intérêts et ses engagements (Gusfield, 1996 : 4). En communiquant cette information interprétée à d’autres (et ainsi donnant lieu à d’autres interprétations au travers de diverses interactions), les individus parviennent à construire une réalité collective, intersubjective.

Sous l’angle du constructivisme, les problèmes sociaux ne sont pas des réalités tangibles, mais plutôt le résultat « […] d’actions d’individus ou de groupes faisant des plaintes et des revendications à partir de réalités subjectives » (Spector et Kitsuse, 1977, traduction libre : 75). Les problèmes sociaux émergent donc d’une activité humaine de définition et de construction d’un objet. Si aucun individu ou groupe d’individus n’identifie une condition objective quelconque (i.e. : la consommation d’alcool) comme étant un problème qui touche la société dans son entièreté, il ne peut s’agir d’un problème social.

On parle donc ici d’une approche plutôt relativiste qui fait du problème social une réalité totalement dépendante des interractions et des activités de construction des humains. Cette notion même stimule naturellement le débat entre les positions dites objectivistes et les approches constructivistes. Toutefois, elle amène également les

constructivistes eux-mêmes à se questionner sur le véritable relativisme présent dans leur approche. Suite aux écrits de Spector et Kitsuse (1977) qui jettaient les bases du constructivisme, les auteurs Woolgar et Pawluch (1985) se questionnèrent par rapport au concept du relativisme présent cadre théorique de la construction des problèmes sociaux. Ils critiquent entre autres la tendance des auteurs constructivistes à faire d’un problème social une construction humaine, tout en faisant de la condition elle-même (par exemple la consommation de marijuana) une réalité objective qui ne change pas avec le temps. Ces auteurs et bien d’autres (dont Kitsuse lui-même) demandent à ce que le relativisme soit totale, c’est-à-dire que la condition elle-même ne puisse être définie et cadrée comme un fait réel et stable (Best, 1995: 342). Woolgar et Pawluch (1985) reconnaissent tout de même que cette quête pour un relativisme pure ou un constructivisme stricte n’est pas atteignable dans la réalité. Si leur critiques amènent maintenant les chercheurs à éviter le plus possible les suppositions (assumptions) de tout genre sur la réalité factuelle des choses, elles amènent également une réponse à ce constructivisme stricte nommé constructivisme contextuel (Best, 1995: 344). Ce type de constructivisme laisse de côté la notion de relativisme pure, tout en se concentrant sur la construction même du problème quant à une condition, non sur la condition elle-même (Best, 1995: 345). Le constructivisme contextuel donne une importance particulière au contexte social dans lequel des actions, revendications et plaintes prennent place par rapport à une condition. Nous situons notre étude au sein de cette approche. Ainsi, nous nous permettons d’intégrer certains éléments théoriques proposés par Spector et Kitsuse (1977) qui, à l’époque où leur oeuvre fut publiée, adoptaient une approche similaire à celle du constructivisme contextuel.

Dans leur ouvrage, Spector et Kitsuse développent un modèle d’histoire naturelle (natural history) des problèmes sociaux, c’est-à-dire un modèle théorique qui distingue quatre stades d’évolution d’un problème social (1977). Nous ne retiendrons que les deux premiers stades pour notre étude, les deux autres ne s’appliquant pas à notre travail12 Au premier stade,

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Les deux autres stades touchent plutôt lʼévolution du problème social après quʼune agence officielle est créée afin de répondre au problème social. Or comme nous le verrons dans la méthodologie, notre étude

…un (ou des) groupe tente(nt) de souligner l’existence d’une condition spécifique, de la définir comme étant choquante, néfaste ou indésirable. Le(s) groupe(s) tente(nt) ensuite de rendre public ses (leurs) affirmations afin de stimuler la controverse et de créer un débat public ou politique sur la question (traduction libre : 142).

À ce stade, les auteurs indiquent que les activités initiales de définition d’un problème social sont souvent le résultat d’une transformation de problèmes privés en problèmes publics (Spector et Kitsuse, 1977 : 143). Ils ajoutent que la grande majorité des revendications sera laissée de côté à ce stade, mais que certaines conditions permettront à d’autres demandes ou plaintes d’être retenues. Premièrement, le groupe à l’origine de la revendication doit avoir un certain pouvoir, c’est-à-dire un potentiel d’avoir ce qu’il veut. Ainsi, la menace de grève, de boycotts ou encore de support politique sont tous des formes de pouvoir pour Spector et Kitsuse (1977 : 144). Deuxièmement, afin d’augmenter les chances d’atteindre le deuxième stade, la revendication, la demande ou la plainte doit être claire et spécifique. Si le sentiment d’insatisfaction n’est pas dirigé vers une cible précise, la demande sera tout aussi vague et risquera d’être ignorée. Troisièmement, les auteurs ajoutent que le sort de la plainte ou de la demande (si elle tombera dans l’oubli ou si elle passera au prochain stade) dépend grandement du public cible ainsi que du canal utilisé afin de rendre publique une position. Ainsi, il faut savoir à qui on doit s’adresser et par quel moyen le faire. Spector et Kitsuse ajoutent que la façon d’utiliser la presse et d’autres formes de médias sera déterminante dans le sort qu’aura une demande quelconque. Finalement, si les plaintes ou les revendications stimulent la controverse, puisque certains groupes s’opposent à la demande ou encore que certains groupes ont quelque chose à perdre advenant une reconnaissance par les autorités de la demande, la revendication risque d’être acheminée au deuxième stade (Spector et Kitsuse, 1977 : 148). Les conflits et le débat augmentent la visibilité de la demande, et la controverse est pour les auteurs le point culminant du premier stade. Nous explorerons cette idée de controverse de façon plus détaillée dans la prochaine section.

sʼarrête quant la Loi de Megan entre en vigueur, cʼest-à-dire au moment où lʼÉtat répond officiellement au problème.

Pour ce qui est du deuxième stade maintenant, il correspond à la

…reconnaissance de la légitimité de ce(s) groupe(s) par une organisation officielle, une agence ou une institution. Ceci pourrait conduire à une enquête officielle ou encore à des propositions de réforme et à la création d’une agence capable de répondre aux revendications (traduction libre : 142).

À ce stade donc, la demande devient l’affaire d’une organisation officielle. Les auteurs suggèrent qu’une fois que les agences officielles commencent à s’approprier du problème, elles peuvent reconnaître le groupe à l’origine de la revendication, mais du même coup, peuvent graduellement mettre de côté ce même groupe, pour finalement « s’approprier » le problème et possiblement neutraliser ou éliminer le groupe d’origine (Spector et Kitsuse, 1977 : 149). Enfin, les auteurs soulignent que pour qu’un problème social survive, une institution capable de gérer les demandes reliées au problème social doit être créée ou encore, une institution déjà existante doit élargir son mandat afin d’y inclure de nouvelles responsabilités (Spector et Kitsuse, 1977 : 150). Pour les auteurs, le deuxième stade est complet lorsque les réponses par rapport aux plaintes en lien avec le problème perçu sont devenues une activité routinière et quotidienne (Spector et Kitsuse, 1977 : 151).

Comme nous venons de voir, il doit y avoir au premier stade un ou des groupes à l’origine d’une plainte ou d’une revendication par rapport à un problème social perçu. Ces groupes d’individus, nous les nommons « entrepreneurs moraux » (Becker, 1963 :147-148 ; Spector et Kitsuse, 1977 : 79 ; Cohen, 1972 : 91). Pour sa part, le moral entrepreneur ou moral crusader de Becker :

…is interested in the content of rules. The existing rules do not satisfy him because there is some evil which profoundly disturbs him. He feels that nothing can be right in the world until rules are made to correct it. He operates with absolute ethic; what he sees is truly and totally evil with no qualification. […] The crusader is righteous, often self-righteous (147 – 148).

Cet individu ou ce groupe d’individus cherche à publiciser sa position, sa vision, afin de faire connaître sa solution morale (voire l’imposer selon Becker) et pour avoir le support d’organisations importantes (Cohen, 1972 : 91). Ultimement, l’entrepreneur moral cherche à ce qu’il y ait création d’une règle en réponse au problème social qu’il a identifié (Becker, 1963 : 147). Nous pouvons souligner quelques exemples modernes

d’entrepreneurs moraux ayant réussi à mobiliser une bonne partie de la population afin que l’on s’attarde davantage à une réalité spécifique. Les groupes MADD (Mothers Against Drunk Driving), et D.A.R.E. (Drug Abuse Resistance Education) en sont des exemples évidents.