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Annexe 1 : la chronologie des événements politico-administratifs

IV. d u bureau au terraIn

4. L’expertise scientifique suisse

4.2 L’expertise scientifique: zones d’ombres et controverses

4.2.2 Sur les accords économiques de libre-échange

De nombreux experts et d’agriculteurs voient d’un œil réprobateur l’ouverture des marchés économiques dans l’agriculture, estimant qu’elle ne va pas dans le sens d’une gestion durable des ressources. Une expertise scientifique engagée, notamment sur les sols agricoles, manque cependant alors qu’elle pourrait avoir des répercussions politiques importantes. Selon mes

observations et les affirmations de différents experts, un nombre important d’agriculteurs rencontrés prennent des mesures pour limiter l’érosion de leurs parcelles. Cependant, cela ne suffit souvent pas à éviter des pertes de terres régulières et importantes. Cette observation peut être généralisée à d’autres problèmes agroenvironnementaux telles l’érosion de la biodiversité et

la pollution de l’eau. Les mesures écologiques des paiements directs limitent incontestablement les dégâts, mais ne suffisent pas à enrayer la dégradation des sols, le déclin des insectes, ou des oiseaux. Beaucoup d’agriculteurs, de conseillers et d’employés des administrations se sont exprimés spontanément sur les incohérences et les discordances de la politique agricole qui soutiennent d’un côté l’ouverture des marchés au nom du libéralisme économique et de l’autre l’écologisation et la durabilité des modes de gestions. Dans les discours des experts rencontrés, cette tension au sein de cette double globalisation (économique et écologique) semble à la fois triviale et hors de portée. Elle est soujacente à un grand nombre de leur discussion (c.-à-d. les problèmes de mise en œuvre), mais ne semble pas de leur ressort :

« Non, mais dans le sens, faut juste se rendre à l’évidence qu’il y’a une évolution globale de l’agriculture qui se fait. Et effectivement elle a des répercussions sur certains éléments. C’est un système hein ? Donc si le système bouge un peu, ben automatiquement il y a des conséquences sur certaines parties de ce système » (un conseiller agricole).

Malgré la pertinence de cette observation, la communauté scientifique suisse ne peut se contenter d’une analyse aussi générale. Sans conteste une expertise scientifique pluridisciplinaire et engagée sur la dégradation et la gestion durable des sols fait défaut : quelle est l’influence directe et indirecte de la politique économique extérieure sur les modes de gestions agricoles ? Les paiements directs sont-ils un traitement palliatif aux effets de l’ouverture des marchés agricoles ? Certes ces questions sont simplistes et « peu » scientifiques, mais elles traduisent à mon sens le type d’interrogation pouvant être adressée par un parlementaire à la communauté scientifique, laquelle se doit de répondre le plus éthiquement possible. Replaçons le contexte. Les changements d’orientation de la politique agricole sont autant d’adaptations importantes opérées par les agriculteurs depuis une septantaine d’années. Dans le rapport « agriculture et environnement 1996-2006 » du canton de Fribourg, l’ex-conseiller d’État P. Corminboeuf et le conseiller d’État G. Godel expliquent comment, à leurs yeux, les agriculteurs ont vécu cette période :

« Dans les années 1960, le Conseiller fédéral Hans Schaffner a dit aux paysans : « Produisez, on s’occupera du reste ! ». On était encore dans l’après-guerre. Dans les années 1980, les paysans ayant obéi à l’injonction fédérale, de plus en plus ouverts aux nouvelles techniques venues de l’étranger et sous l’influence des écoles d’agriculture, se sont entendus dire : « Vous produisez trop ! ». Au début des années 1990, l’éveil à l’environnement, au développement durable, à la prise de conscience que la nourriture est indissociable de la santé a engendré un reproche supplémentaire : « Vous produisez mal ! » Cerise sur le gâteau : dans les

années 2000, un nouveau slogan, véritable œuf de Colomb qui faisait croire qu’on pouvait avoir en même temps « plus de marchés et plus d’écologie », a permis à certains omniscients de faire un dernier reproche définitif aux paysans : « Vous ne savez même pas vendre ce que vous produisez ! ». (Canton de Fribourg 2009 : V)

Entre 1950 à 1990 en Suisse, l’agriculture est économiquement très protégée et s’organise sur un modèle corporatiste politiquement très influent (entretien avec un politologue). Le principe général de la politique agricole d’après-guerre repose sur « un prix qui couvre les frais de production » et dont le but est de fixer un « salaire paritaire » (Chappuis, Barjolle & Eggenschwiller 2008 : 16). La Confédération intervient alors à travers des instruments dans six domaines, dont : « la protection contre les importations et les aides à l’exportation », « des prix garantis et des aides à la commercialisation des produits agricoles suisses, et « le soutien direct du revenu » (ibid).

Cependant, dès les années 60, ce système va montrer ses limites et être remis en cause. Un double mouvement s’opère dans l’agriculture. Les coûts de production ne cessent d’augmenter et une surproduction chronique s’installe menant à un coût de la politique agricole toujours plus important. L’écart avec le coût de production des autres pays notamment européens s’accentue ce qui amène à « constamment augmenter le prix des produits pour assurer le revenu des paysans » (ibid). Parallèlement, des voix s’élèvent dans les instituts de recherche scientifique qui dénoncent les impacts environnementaux de l’agriculture. Politiquement, la politique agricole devient de plus en plus difficilement défendable.

Petit à petit, un « démantèlement du protectionnisme agricole » et un « découplage de la politique des prix et de la politique des revenus » vont se mettre en place en réaction à la volonté grandissante de libéraliser les échanges commerciaux, de s’adapter au contexte géopolitique et d’intégrer les préoccupations environnementales. Ce processus va débuter à la fin des années 1970 par la mise en place d’un « contingentement laitier » puis par une progressive libéralisation des échanges avec le General Agreement on Tariffs AMD Trade (GATT), dont l’une des étapes clés est les cycles de discussion de l’Uruguay Round en 1986. À partir de là, les prix agricoles ne vont cesser de dépendre des marchés libéralisés, de l’offre et de la demande. En 1993 la politique agricole se dote d’une nouvelle Ordonnance intitulée : « Ordonnance instituant des paiements directs complémentaires dans l’agriculture ». Ce tout nouvel instrument facultatif de la Confédération alloue des subventions aux agriculteurs pour des prestations d’intérêt général, et en particulier environnementales. En 1995 s’instaure avec la naissance de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), un « nouvel ordre du commerce mondial » reposant sur l’idée que : « les échanges commerciaux et la spécialisation de chaque

région dans des activités où se développent ses avantages comparatifs, sont des processus contribuant au bien-être général de la société humaine. » (Chappuis et al. 2008 : 75)22. Les pressions politiques et économiques, notamment de l’OMC, ne faiblissent pas et conduisent à l’abandon du contingentement laitier en 2007, à la suppression des aides à l’exportation en 2011, à l’abaissement et à la suppression de la protection à la frontière pour les céréales et le fromage, et en 2018 à la fin de la loi chocolatière. Concrètement, l’un des effets générés par ce nouveau contexte politico-économique est celui du « ciseau des prix » : une diminution des prix à la production pour l’agriculteur qui cherche à rester compétitif sur le marché — même s’ils restent toujours supérieurs à celui des pays européens — et à une augmentation des prix pour le consommateur (les prix aux consommateurs ont augmenté de 10 % entre 1990/92 et 2002/04). Au sein des accords économiques de libre-échange, la production agricole suisse se couple à celui d’autres biens de consommation : « En tant qu’économie axée sur l’exportation très performante, mais modeste, la Suisse doit pouvoir disposer d’un bon réseau. Ces intérêts économiques ont un impact direct sur le secteur agricole. » (OFAG 2015 : 395). La Suisse cherche donc à faciliter ces accords avec l’UE et l’OMC : « Il est important pour la Suisse de pouvoir conclure de vastes accords de libre-échange pour éviter autant que possible une pénalisation de ses entreprises sur les marchés étrangers […] La Suisse s’est par conséquent efforcée, en 2015 aussi, de développer son réseau mondial d’accords de libre-échange avec des pays tiers » (OFAG 2015 : 401). Le développement de ces accords économiques dès les années 80-90 a façonné de manière considérable la politique agricole :

« L’une des plus importantes contraintes imposées par le droit international (et européen) réside dans les engagements de libéralisation des marchés (notamment de biens et de services) ou le principe du “Cassis de Dijon”, soit l’obligation de reconnaître l’autorisation de la mise sur le marché de produits délivrés par toute autorité compétente d’un état membre de l’UE, même si ce produit devait représenter un risque pour l’environnement en Suisse, ou que sa production cause des dégâts environnentaux dans le pays d’origine. » (Knoepfel et. al. 2009 : 90)

Aujourd’hui, le Conseil fédéral, et en particulier Johann Schneider-Ammann, chef du Département fédéral de l’économie, de la formation et de la recherche, cherche à ouvrir encore davantage les frontières et à libéraliser les échanges agricoles. Cette orientation soulève néanmoins de plus en plus de controverses au sein du monde agricole. En automne 2017, l’USP et certains élus politiques UDC ont même accusé ce conseiller fédéral de vouloir « tuer l’agriculture ». Une telle résistance fait notamment suite à un discours prononcé le 21 novembre 2016 par Schneider-Ammann en Pologne :

« Dans ce contexte très difficile, chaque pays doit trouver sa voie. La Suisse va poursuivre la sienne. Car pour notre pays, le protectionnisme n’est pas une option. C’est bien connu : nous gagnons un franc sur deux à l’étranger. Oui, certains pays comme les États-Unis, la Russie, l’Inde ou voire même la Chine, pourraient éventuellement envisager cette possibilité parce qu’ils disposent d’un vaste marché intérieur (même s’il y aura un prix à payer.) La Suisse par contre ne pourra défendre sa prospérité que si elle reste fidèle au libre-échange. Pour notre économie d’exportation, l’accès à moindres frais aux marchés mondiaux est une question de survie. Ceci d’autant plus en ces temps de franc fort, que les incertitudes du moment risquent de renforcer encore. » (Discours du Président de la Confédération, J. Schneider-Ammann, 21.11.2016)

Pour l’administration fédérale, cette direction ne va pas dans le sens de la protection qualitative des sols commen en témoigne ce rapport de 2016 sur l’état de concrétisation des objectifs agroenvironnementaux (annexe 9):

« Il faut dans l’ensemble s’attendre à ce que l’érosion augmente. Les fortes précipitations qui seront probablement plus fréquentes en raison des changements climatiques n’en sont pas la seule cause ; l’évolution des exigences du marché notamment, la spécialisation et la concentration de la production (p. ex. dans la culture maraîchère) et les fenêtres de récolte étroites y contribuent également. » (OFEV & OFAG 2016 : 97).

Sans revirement spectaculaire du Parlement, la voie du libre-échange semble toute tracée pour les années à venir, ce qui va placer encore une fois les agriculteurs sous pression. D’un côté ils doivent rester compétitifs dans les marchés internationaux et vis-à-vis de pays où le prix à la production est bien inférieur. Et rationaliser et intensifier l’exploitation et les pratiques représente la solution a priori la plus évidente pour ces agriculteurs attachés à leur rôle « nourricier ». D’un autre côté, les PER, les récentes initiatives populaires telle « Pour une Suisse libre de pesticide » déposée en mai 2018, ou encore l’insistance des médias sont autant de pression à adopter des modes de gestion durable. Ce grand écart doit sans conteste être difficile à gérer comme en témoigne le récit de nombreux agriculteurs démunis ou au bord du gouffre. Au-delà des résistances psychologiques historiques du monde agricole face à l’écologisation, le passage définitif d’une agriculture PER vers une agriculture de conservation (p. ex.) demande un investissement personnel et économique et une prise de risque pour la viabilité à court terme de l’exploitation. La formulation d’une expertise scientifique engagée sur les impacts agroenvironnementaux liés à l’ouverture des marchés économiques pourrait peut-être venir faire pencher la balance politique et ainsi soulager aussi bien les agriculteurs que les sols agricoles.