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Annexe 1 : la chronologie des événements politico-administratifs

IV. d u bureau au terraIn

4. L’expertise scientifique suisse

4.1 Des limites des connaissances à la transgression de l’expertise

4.1.8 Incertitudes et transgression de l’expertise scientifique

Comme nous l’avons vu, les connaissances scientifiques sur l’érosion des sols en Suisse expriment d’importantes nuances localement et temporellement sur l’appréciation du problème écologique et agronomique. Comme ailleurs dans le monde, les scientifiques suisses de l’érosion

peinent eux aussi à répondre aux «big fundamental questions» de la discipline, malgré plus de cinquante ans de recherche sur le sujet. Il en va de même pour le type et l’état de qualité-fertilité des sols agricoles qui demeurent peu connus et mal cartographiés.

Les connaissances scientifico-techniques ont le grand mérite d’identifier la menace que constitue l’érosion hydrique des sols, d’expliciter la manière dont elle a tendance à se manifester à l’échelle d’un large territoire (p.ex la Suisse) et de pondérer l’influence des divers paramètres. Ce système explicatif des facteurs érosifs, à travers l’USLE (Universal soil loss equation) et ses dérivées (cf. 3.2.6), a permis d’adresser une expertise scientifique solide à l’égard du décideur. Néanmoins aujourd’hui force est de constater que plus ce type de recherches avancent plus elles nuancent. Les certitudes émises à travers les cadres conceptuels généraux laissent place à davantage d’incertitudes lorsqu’il s’agit d’en démanteler la complexité et de rétrécir l’échelle spatiale étudiée. Ainsi, comme le confirme l’ensemble de mes interlocuteurs, au niveau d’une exploitation agricole, aucune solution technique générique n’est pertinente pour la qualité- fertilité du sol et les variables à prendre en compte dans les modèles (écologiques, politiques, humaines, etc.) sont innombrables, hétérogènes et fluctuantes, et parfois même basées sur des données erronées. En outre, ces modèles ne prennent pas en compte l’incertitude de volition qui reflète les changements sociopolitiques et économiques d’une société (cf. 3.3.8).

À ma connaissance, ce résultat essentiel – toujours plus d’incertitudes – n’est pas valorisé dans les démarches scientifiques actuelles. Il est au contraire perçu par les scientifiques du sol et les institutions qui les représentent comme la seule expression d’un déficit de données (et donc de recherches) et d’un défi à relever par l’affinement des modèles de risque et de réponses techniques ciblées. Reconnaître le constat des manques et des biais revient à admettre que le scientifique enrôlé comme expert par une administration (p.ex. l’OFAG ou l’OFEV) doit immanquablement transgresser les limites de son savoir:

« Les experts, lorsqu’ils s’adressent aux politiques, ne leur disent pas “Nous savons ceci ou cela” (ça c’est le contenu des quelque 350 pages qui suivent le résumé pour décideurs). Ils disent que, malgré l’insuffisance des connaissances dont ils disposent, “ils sont convaincus que”, “ils estiment que” et ils moulent l’expression de ces convictions et opinions dans le langage qu’ils ont l’habitude d’utiliser, c’est-à-dire le langage de la science. » (Roqueplo 1997 : 20) Pour P. Roqueplo, polytechnicien, qui s’est penché sur l’expertise climatique et de la vache folle, toute expertise scientifique qu’elle soit individuelle ou collective relève d’une transgression des connaissances (Roqueplo 1997). Selon lui, c’est bien normal, mais le scientifique doit être conscient que son expertise est spécialisée et marquée de biais subjectifs. Comme l’exprime

cet auteur, d’une part le décideur lui adresse une question qu’il n’a pas choisie, d’autre part elle relève de problèmes sociaux ou publics concrets et pluridisciplinaires. Selon lui, l’expert scientifique demeure un pivot essentiel sur lequel construire la décision, mais aucunement l’unique «source de compétences». Dès lors, l’enjeu de la formulation de l’expertise ne se joue pas tant dans la précision des réponses apportées que dans l’éthique de leurs auteurs, dans les modalités de sa construction (p.ex. travail de diagnostic par des collectifs d’experts pluridisciplinaires), et dans sa mise en doute systématique (démarches réflexives, procédures de contrôle de l’expertise).

Aux questions générales sur l’érosion des sols agricoles, adressées par les décideurs nationaux et internationaux aux scientifiques : quelles sont les causes de l’érosion ? Quels sont ses impacts ? Quels sont ses dégâts et ses coûts ? Quelles sont les solutions ? Comment les applique-t-on ? Et quels sont leurs effets ? Les experts scientifico-techniques sont (forcément) bien empruntés. D’une part leur approche est limitée, puisque leur modèle des risques et de l’USLE ne prennent en compte que certaines dimensions de ce problème socio-environnemental. D’autre part, il leur manque des données pour affiner leurs constats ainsi que leurs modèles. Dès lors, le scientifique du sol suisse, lorsqu’il est interpellé par un décideur dans le cadre d’un groupe de travail administratif sur la LAgr-OPD ou la LPE-OSol (p. ex. lors d’un révision d’ordonnance) transgresse immanquablement ses connaissances. C’est également le cas du rapport publié dans le cadre du PNR 22 « Lutte contre l’érosion des sols cultivés » (Mosimann et al. 1991). Aussi complet, engagé et opportun soit-il, ce rapport scientifique à destination politique représente lui aussi une forme de transgression puisqu’il délaisse (probablement volontairement) les expertises épistémologiques (p. ex. la dimension critique et réflexive de leurs approches), territoriales (p. ex. aménagement du territoire et améliorations foncières), sociales (p. ex. appropriation des pratiques par les agriculteurs), politiques (p. ex. types de procédures décisionnelles et le lien entre ampleur de l’érosion et orientation de la politique agricole) et économiques (p. ex. les coûts des dégâts et le rôle des assurances) qui auraient pu être traitées par des scientifiques de ces disciplines et déboucher sur différentes stratégies d’action.

Or, depuis des décennies en Suisse, les scientifiques « durs » et « techniques » sont les seuls acteurs du monde de la recherche (à quelques exceptions) à étudier ce problème (à ma connaissance) et à être invités à formuler leur expertise aux administrations fédérales et cantonales dans le cadre de la mise à l’agenda, la programmation, la mise en oeuvre et l’évaluation des politiques agroenvironnementales. À défaut d’une expertise scientifique pluridisciplinaire et interdisciplinaire sur la gestion durable des sols agricoles (et plus généralement des problèmes agroenvironnementaux), les débats politico-administratif sur les enjeux sociaux, politiques et économiques (cf. les zones d’ombres, voir point suivant) ne reposent pas sur des connaissances

scientifiques et laissent davantage de place à des arguments et des controverses partisanes visant avant tout la défense d’intérêts sectoriels.En conclusion, les arguments (incertitudes et manque de données) d’Agroscope et de l’OFAG justifiant la non-publication de résultats — pour cause de transgression — pourront toujours être utilisés par les autorités et les politiques. Et d’une certaine manière, cela revient à dire que ces résultats ne le seront peut-être jamais.