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Annexe 1 : la chronologie des événements politico-administratifs

I. S’ IndIgner pour chercher à comprendre

1. Genèse et description de cette étude

1.2 Clarifier sa posture face à son objet et à son terrain d’enquête

« Nous devons dire en toute honnêteté, qu’un sociologue qui se lance dans l’étude d’une sphère de la vie sociale qu’il ne connaît pas de première main produira une image de cette sphère qui sera elle-même formée d’images préétablies » (Blumer 1969: 36 ; tiré de Becker 2002)

Malgré ses efforts, l’ethnographe ne peut pas faire preuve d’une totale neutralité, d’omniscience et de distanciation vis-à-vis de la sphère sociale qu’il étudie. De par sa démarche d’enquête, il en est un acteur à part entière. En outre, dans le cadre des terrains proches comme celui-ci, il demeure également un citoyen actif de la société et porteur comme chacun, de ses valeurs, croyances, préjugés et univers de référence. La touche réflexive amenée dans ce travail, en usant par exemple du « je » ou en partageant mes étonnements et mes interrogations, vise précisément

à rappeler au lecteur l’influence du chercheur sur la production de ses données. La présentation de ma posture et de ma démarche réflexive relève par conséquent d’un but méthodologique, mais aussi didactique. J’espère néanmoins, comme le fait remarquer J.-P. Olivier de Sardan, que l’emploi de ce « je » n’outrepasse pas les limites des apports réflexifs et introspectifs (Olivier de Sardan 200).

À l’heure où les frontières de l’expertise technique tendent à être redéfinies et où le citoyen profane est amené à participer davantage aux débats et aux prises de décision sociotechniques et environnementales, la réflexivité dans la recherche scientifique doit prendre une place plus importante. Selon moi, la généralisation d’une telle approche est à même d’affaiblir les perceptions, les discours et les pratiques soutenant un Grand Partage des sciences et de la société, de la technique et de la nature, du savant et du politique, de l’humain et du non- humain (Latour 1991). Cette « symétrisation » des objets que permet l’exercice réflexif est à mon sens acte d’humilité. Or, les « échecs » de la recherche scientifique et des politiques agroenvironnementales en matière de protection qualitative des sols sont indirectement liés à l’intégration consciente ou non d’un tel clivage, d’une hiérarchisation des connaissances et des espèces vivantes.

Vous l’aurez compris, la posture défendue dans cette étude est impliquée, engagée et soutenue par une forme d’indignation. Elle ne se veut cependant pas militante, et encore moins moralisatrice ou jugeante. Le lecteur me pardonnera mes maladresses de langage. L’objectif général de cette étude est d’offrir de nouvelles voies d’exploration aux scientifiques et aux décideurs en matière de protection qualitative des sols agricoles et plus généralement des problèmes, telle l’érosion, prétendument insolubles. En cela, ce travail souhaite exercer une « influence » sur les prises de décision dans le domaine de la recherche et le domaine politico-administratif. L’approche appliquée dans cette recherche et défendue par les anthropologues S. Charnley et W.H. Durham est de mobiliser à la fois des études environnementales quantitatives, provenant p. ex. des sciences du sol, et des études sociales qualitatives issues p. ex. de la sociologie rurale (Charnley et Durham 2010). Ils constatent et déplorent cependant le déclin significatif de l’utilisation de données quantitatives en anthropologie environnementale (environmental

anthropology). Ces auteurs estiment, de plus, que pour pouvoir exercer une influence politique,

leur discipline devrait produire des données à la fois quantitatives et qualitatives. Dans le cadre de cette recherche, une telle approche avait initialement été développée. Malheureusement, comme nous le verrons au point suivant, le projet soumis en division interdisciplinaire n’a pas été soutenu par le FNS. Au final, le présent travail demeure donc avant tout une recherche produisant des données qualitatives.

S. Charnley et W.H. Durham proposent quatre stratégies, desquelles je me suis inspiré, amenant le socioanthropologue à « influencer » les politiques publiques. La première consiste à améliorer notre travail d’« intermédiaire » et d’« avocat » (ibid : 410). Ce conseil, retenu dans cette étude, s’apparente à certaines formes de la recherche-action et de la recherche-intervention (Stassart et Mormont 2008 ; Mormont 2013). À travers la présentation de mes résultats lors de colloques scientifiques, de la publication d’un article dans le bulletin de la SSP et de l’implication que j’ai eue durant certaines séances administratives, l’intervention sociologique à l’œuvre lors de cette enquête a aussi bien porté sur la description des formes de coordination et de constitution de l’action collective — ce travail écrit s’y attèle —, que sur une participation en tant que médiateur, à la « reconfiguration des collectifs et de leurs relations » (Mormont 2009 : 2). Sous l’angle de l’expertise, je considére que ce travail relève de la production d’une expertise interactionnelle et non contributive (Collins & Evans 2007, Lima 2009). J’ai en effet davantage tenté en tant que sociologue-pédologue de rassembler diverses connaissances disciplinaires scientifiques et profanes, globales et locales, et de les articuler au sein d’un cadre analytique cohérent. D’autres publications et présentations auraient pu être effectuées, mais l’ampleur du travail et le temps limité à ma disposition m’ont contraint à me concentrer sur la rédaction de ce travail.

Dans une anthropologie contemporaine qui encourage l’ethnographe à s’engager dans des recherches porteuses d’enjeux sociaux, voire à influencer les politiques publiques, endosser une telle responsabilité n’est pas aisé. L’un des moyens offerts au lecteur pour lui permettre de garder une distance critique est de lui exposer avec authenticité certains éléments de la biographie de l’auteur, ainsi que l’évolution de sa posture et de ses représentations. En voici certaines facettes.

J’ai grandi dans une petite ville du canton de Fribourg, au sein d’une famille de la classe moyenne1. Mes parents ne nous ont pas insufflé à mes sœurs et moi un esprit militant, mais

ils ont toujours octroyé une grande importance à manger bio et local. Durant mon enfance dans les années 80-90, les catastrophes naturelles et humanitaires à répétition ont suscité en moi une profonde incompréhension et indignation. Du monde agricole, je ne connaissais pas grand-chose. J’allais me balader dans les champs et dire bonjour aux vaches à côté de chez moi, voilà tout. L’école m’a petit à petit éveillé à l’altérité, comme à l’école secondaire lorsque des « groupes » se sont formés. Les « paysans » en étaient un, moi j’appartenais plutôt à ceux de la « ville ». Plus tard au collège, ma découverte des ethnies lointaines m’a fasciné. Je les ai d’ailleurs un peu idéalisés, voyant dans ces peuples l’incarnation d’une vie en symbiose avec la nature. Le début de mes études universitaires en biologie est mêlé d’une certaine désillusion. L’étude des sociétés humaines et de leurs relations leur environnement naturel n’a pas sa place dans ce cursus. La dichotomie Homme-Nature me heurte déjà de plein fouet. Alors

quand j’apprends qu’il est possible de suivre une filière tout juste émergente en ethnologie- biologie, je me lance sans hésiter, malgré les difficultés administratives et organisationnelles que ça représentait alors. J’en étais persuadé, l’interdisciplinarité c’est l’avenir, et la voie pour rassembler, comprendre, et solutionner. Comme aucun master n’existe dans le domaine, je décide après mon bachelor de me lancer dans un master interdisciplinaire lui aussi, en biogéosciences. Bien que passionnant, je regrette vite l’absence du « regard ethnologique ». Mais c’est à ce moment que je me lie d’intérêt à l’étude des sols. On nous l’enseigne sous un angle écologique, systémique et holistique. Aujourd’hui, je m’interroge pourtant pourquoi les sols agricoles et les sols anthropisés ont peu été abordés.

C’est après mes études et suite à différents emplois dans le développement durable et la communication scientifique que je me suis intéressé à l’agriculture. Grâce à un heureux concours de circonstances, je me lance en 2010 dans le développement d’un projet de thèse interdisciplinaire sur la protection des sols. Lorsque je questionne mes motivations, les raisons qui m’ont poussé à m’engager dans pareille aventure, je me rappelle que c’est avant tout la perspective du terrain d’enquête ethnographique qui m’a enthousiasmé : rencontrer des gens, s’intéresser à ce qu’ils ont à dire et à partager, aller à leur rencontre, pour ne pas rester prisonnier de mes préjugés et de mon espace de confort. Ma volonté de produire une recherche interdisciplinaire et engagée sur le plan écologique et social était certes soutenue, mais ces aspects ne pouvaient faire sens qu’à travers une telle approche scientifique. Jamais je n’avais eu l’occasion par exemple de rencontrer un agriculteur dans son exploitation, et de l’entendre parler de son métier et de sa vie, de sa vision du monde. Ces expériences ont été extrêmement enrichissantes sur un plan personnel et scientifique. À la différence des entretiens avec les scientifiques et employés de l’administration, ces rencontres se déroulaient chez eux, le plus souvent dans la cuisine, parfois avec leurs femmes et leurs enfants. Je les remercie encore chaleureusement du temps et de la confiance qu’ils m’ont accordés.

Comme je l’ai dit, sur l’agriculture et les agriculteurs, je ne connaissais pas grand-chose et j’ai commencé à m’y intéresser à partir de l’Université. J’ai alors développé une représentation des agriculteurs comme des gens souvent de droite voire d’extrême droite, conservateurs, qui n’aiment pas les « écolos » et sont récalcitrants aux mesures écologiques dans l’agriculture. En bref, un groupe social plutôt à l’opposé de mes convictions. Mes professeurs en biologie nous ont transmis une approche naturaliste de la biologie et déploraient les impacts de l’agriculture intensive sur l’environnement. En outre, mes amis d’ethnologie et moi étions plutôt des « bobos » de gauche, intéressés par les propriétés médicinales des plantes et des pratiques (néo) chamaniques.

La phase de construction du projet de recherche a opéré un changement de ces représentations. Les lectures provenant des Offices fédéraux et des sciences naturelles me laissent alors penser que le « problème » réside dans les perceptions, les pratiques et les résistances des agriculteurs. Dans ces documents, l’« agriculteur » est au centre du problème, le principal responsable, et la question centrale de ces publications est de savoir comment parvenir à les amener à adopter des pratiques de conservation des sols et de comprendre pourquoi le plus souvent ils ne le veulent pas. Comme je le répéterai souvent, le problème du transfert des connaissances et des

techniques est érigé en clé de voûte de toutes les tensions liées à la gestion durable des sols

agricoles tant à l’échelle globale qu’à l’échelle nationale.

Ce constat me mène à considérer la riche contribution des sciences sociales sur le sujet. En marge des études axées spécifiquement sur les questions de la participation des agriculteurs aux programmes environnementaux et leur perception des risques, je réalise que certaines d’entre elles remettent en question le paradigme même de ce « transfert ». Le centre d’attention est déplacé des agriculteurs aux « experts scientifiques » qui semblent eux aussi résister au changement. D’autres recherches en sociologie politique vont encore plus loin en analysant la construction des instruments d’action publique et leurs effets. La distanciation se poursuit et prend cette fois-ci en compte les experts administratifs et autres décideurs politiques à l’échelle locale et globale, ainsi que le rôle joué par les objets non humains, tels les engagements et rapports internationaux, et les cadres légaux.

L’enquête de terrain, par les contacts personnels qu’elle engage, et l’empathie qu’elle (peut) génère à l’égard des acteurs rencontrés, me conduira à me rapprocher à la fois de la « cause paysanne » et d’observer d’un œil nouveau la « réalité » de l’action publique environnementale. Si mon regard a premièrement évolué dans un registre partisan : à qui la faute ? Les agriculteurs ? Les scientifiques ? Les politiques ? La chaîne de valeurs ? La prise de conscience progressive de la complexité du problème m’a conduit à adopter une posture plus nuancée, mais surtout contextualisée.

En résumé, d’un focus sur des agriculteurs résistants et sur leurs pratiques, ma compréhension initialement sociotechnique du problème érosif s’est élargie à des enjeux scientifiques, politiques et économiques tant nationaux qu’internationaux. Les relations de pouvoir et les conflits d’intérêts entourant la production et la légitimation de l’expertise, les processus de construction et de mise en œuvre des instruments d’action publique sont apparus à mes yeux comme des dimensions centrales dont les tensions, souvent difficilement saisissables, sont à mettre en lumière et à résoudre.