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Annexe 1 : la chronologie des événements politico-administratifs

I. S’ IndIgner pour chercher à comprendre

3. L’érosion hydrique vue par les sciences du sol

3.3 L’érosion, un risque à mesurer par les scientifiques pour les décideurs

3.3.7 Le risque, un concept fragile et subjectif

Les risques, qu’ils soient sociaux, environnementaux ou technologiques, représentent depuis plusieurs décennies un objet d’étude des sciences sociales et politiques. L’ouvrage fondateur de la « théorie culturelle du risque » est celui de M. Douglas, anthropologue, et A.Wildavsky, politologue, intitulé « Risk and Culture: an essay on the selection of techological and

environmental dangers » (1982). Leur approche, aujourd’hui largement utilisée dans les

disciplines précitées, considère les risques comme des phénomènes socioculturellement construits. Leur perception et leur évaluation sont à leurs yeux intimement dépendantes des normes culturelles et sociales, des valeurs, des croyances et des idéologies propres à une société et à ses différents acteurs collectifs et individuels.

Cette notion s’est développée à partir de la moitié du 19e siècle dans les sociétés occidentales, en parallèle à l’émergence et à la bureaucratisation des États-nations12. La gestion des risques

industrialisées, sur laquelle se sont bâtis les États-providence au cours du 20e siècle (voir Mormont 2009). Si F. Ewald a montré dans les années 1970 comment les sociétés industrielles sont devenues des sociétés assurantielles, c’est U. Beck dans les années 1980 qui a le premier utilisé le concept de société du risque, ainsi que la notion de risques modernes pour décrire de nouveaux types de risques, tels les risques environnementaux, échappant aux « dispositifs rationalisés d’évaluation et de gestion » (c.-à-d les systèmes d’assurances), dont les probabilités sont faibles mais les conséquences irréversibles (Ewald 1976 ; Beck 1992; Bigo 2015). Ces risques modernes sont cependant entourés d’incertitudes que certains qualifient d’irréductibles (Vanderlindent 2015) ou de radicales lorsque certaines situations ne peuvent être atténuées qu’« a posteriori » (Callon et al. 2001 : 41).

Ces risques – et j’intègre celui de l’érosion – se distinguent à la fois par leur fragile caractérisation et objectivation tant par les scientifiques que par les autorités politiques. Ils sont par conséquent facilement critiquables, « instrumentalisables », sujets à la déconstruction, et ne constituent pas, aux yeux des sociologues, une base solide pour défendre et élaborer des actions collectives. De plus, la gestion des risques participe à la construction sociale, politique, physique et cosmologique de l’environnement, ainsi qu’à celle des collectifs de travail chargés de les gérer. Ils représentent, comme le souligne M. Mormont un « constituant dynamique » des rapports sociaux (Mormont 2009 : 2-3). En tant que concept central régissant les interactions, il devient de ce fait une « catégorie organisatrice de l’action publique » et donc de structuration de l’espace social et des relations de pouvoir (ibid : 6).

L’assimilation du phénomène de l’érosion des sols agricoles à la notion de risque illustre parfaitement comment la définition de ce « problème » a été influencée au cours du 20e siècle par un travail de rationalisation et de normalisation opéré par les États et leurs politiques publiques, ainsi que par la légitimation des connsaissances et des experts scientifico-techniques. Cependant, malgré tous ces efforts, la définition du problème érosif et du risque qui l’entoure évoluent sans cesse, démontrant que la frontière entre ce qui est toléré et problématique de ce qui ne l’est pas demeure floue et instable. Aujourd’hui dénoncée unanimement, l’érosion continue à être prise en charge par des systèmes d’assurances (dans plusieurs pays européens dont la Suisse, la France et l’Allemagne) datant du début du 20e siècle et considérant l’érosion comme une catastrophe naturelle qualifiée d’inondation ou de glissement de terrain. Ainsi, l’érosion et le risque – mais on peut généraliser aux problèmes environnementaux – demeurent et demeureront sous l’emprise perpétuelle des luttes définitionnelles, derrière lesquelles se cachent des conflits identitaires et de pouvoir. Tel événement érosif est-il considéré comme une catastrophe naturelle dédommagée par des assurances ou ou évalué comme une catastrophe

technologique dont les responsables doivent être sanctionnés? Cette question sociopolitique par excellence est aujourd’hui au cœur même des tensions politico-administratives. Or, l’approche scientifico-technique n’y répond pas.

En effet, cette approche du problème de la protection de la qualité-fertilité des sols et de la lutte contre l’érosion s’oriente sur d’autres questions et logiques : 1. L’élaboration de cartes de risque d’érosion couplant dans le futur des approches intégrées ; 2. L’encouragement aux études sur les dimensions socio-économiques entourant l’exploitation agricole ; 3. Le renforcement des recherches sur les techniques de conservation des sols. Selon ces experts scientifiques et publics (tels les acteurs politico-administratifs), une telle stratégie doit permettre une meilleure sensibilisation au problème, des prises de décision politique plus rapides et une meilleure effectivité des instruments de mise en œuvre. Dit autrement, en rationalisant au maximum ce problème agroenvironnemental, on s’affranchit de sa complexité, on contrôle les incertitudes, on accélère la prise de décision et on optimise les changements sociaux.

Mais comme en témoignent les points précédents, l’élaboration et l’évaluation scientifico- technique du risque érosif reste d’une part fragiles et subjectives, et d’autre part coûteuses et laborieuses. En outre cette approche visant une scénarisation prospective de la gestion de l’environnement ne prend pas en compte l’incertitude de volition (Vanderlinden 2015), c’est- à-dire les aléas décisionnels sur lesquels reposent l’évolution de nos sociétés13. Ces constats

se heurtent, semble-t-il, aux croyances partagées sur le progrès scientifique et technique. Néanmoins, pour reprendre les propos de M. Callon, P. Lascoumes et Y. Barthes, les avancées de la Science et des techniques n’ont pas apporté plus de certitudes, mais paradoxalement toujours plus d’incertitudes (Callon et al. 2001). Même certains experts renommés de l’érosion des sols, tel le géomorphologue J. Boardmann, atteste des limites de leurs approches face à au degré de complexité à prendre en compte :

« Of course, to play Devil’s Advocate, if we cannot model physical systems adequately, to add in human decision-making is to compound the degree of uncertainty. The analogy is to a leaky boat (how leaky we do not know), in the hands of a drunken captain (how drunken we may only speculate). The result of the voyage is unpredictable and worse still, we assume the boat and captain are seaworthy! We thus have significant challenges ahead before models which link physical and human systems are of value at the farm or regional scale and incorporate the effects of policy change on erosion and runoff. » (Boardman 2006 : 79).

Sans conteste, des controverses sur leurs résultats et des doutes sur leurs approches animent à l’interne la communauté des sciences du sol et les spécialistes de l’érosion. Mais ces débats sont trop rarement publiés et valorisés. Ils ne peuvent aujourd’hui ni répondre aux « big questions » de leur discipline ni répondre précisément à celles qui leur sont adressées par les décideurs publics. Et c’est bien normal ! Enrôlés en tant qu’expert — j’entends ici la fonction de détenteur légitimé de connaissances expertes et non de négociateur — ces scientifiques vont devoir, pour reprendre une formule de P. Roqueplo transgresser inéluctablement les limites de leur propre savoir (Roqueplo 1997 : 20). À l’égard des instances politiques, leur expertise scientifique repose dès lors sur des convictions et des estimations spontanément biaisées et subjectives (ibid : 46). Ce qui ne signifie pas, j’insiste, qu’elles soit infondées et irrecevables.

La dérive réside notamment dans la manière dont l’expertise scientifique, pleine d’incertitudes, est institutionnalisée, reformulée, voire instrumentalisée à travers par exemple les panels d’experts gouvernementaux et intergouvernementaux – ces collectifs peuvent très bien être constitués de scientifiques jouant le rôle de négociateurs pour un État, ou de décideurs publics des administrations. Or les rapports onusiens, européens et suisses, ainsi que de nombreux articles scientifiques délivrent un tout autre son de cloche. Son tintement évoque celui d’une stratégie globale consensuelle, peu discutable et d’un engagement infaillible dans un régime de l’exactitude14 (Licoppe 1996) au sein d’une société en réseaux globalisée dont l’organisation spatiale des pratiques sociales (ou agricoles) tourne autour du contrôle à distance de flux d’informations, de connaissances, ou de techniques (Castells 1999; tiré de Alphandéry & Billaud 2009). Ces observations rejoignent laissent à penser que ces panels et collectifs de recherche favorisent peu l’interdisciplinarité et la réflexivité, renferment une majorité des scientifiques dévolus aux approches techniques, et que les sciences du sol, malgré leur volonté de s’ouvrir aux sciences sociales, ne semblent guères vouloir lâcher du terrain vis-à-vis d’autres types d’expertises15. Pour reprendre les termes de J.-P. Billaud, ces sciences du sol se détournent d’une modernité réflexive, basée sur l’innovation sociale et scientifique (Billaud 2007; Alphandéry & Billaud 2009: 17-18)

L’amélioration des modèles numériques, le perfectionnement des cartes de risque, l’accumulation de données biogéographiques et socioéconomiques, et l’optimisation de l’application des techniques de conservation sont dès lors présentés comme les (seuls) axes de recherche à emprunter et à soutenir financièrement, et les (seuls) outils sur lesquels baser les politiques agroenvironnementales dans le futur. Le pari est placé sur l’innovation scientifique et technique qualifiée de modernisation écologique (ibid: 18). Il ne s’agit pas ici d’affirmer dans ce travail que cette approche scientifico-technique est absurde, mais bien de démontrer son caractère

dominant (le lien étroit entre scientifique technique et décideur) et d’en exposer les limites (les échecs des politiques agroenvironnementales) et les conséquences sur le milieu rural et plus généralement sur la société de demain.

Au final, cette stratégie « du toujours plus de données » tend à un confinement accru de la recherche sur ces questions : « La pratique même de modélisation fait que le débat est enfermé dans le modèle qui devient une boîte noire, scientifiquement et socialement » (Mormont 2009 : 6). Elle consolide dans le même temps l’alliance entre scientifiques techniques et décideurs publics (eux-mêmes issus de ces formations), et du même coup leur statut et leur rôle dans les arènes scientifiques et politico-administratives. Dans cette optique, seuls les experts qui maîtrisent ces outils deviennent des acteurs incontournables dans la production des connaissances de causes à la base de l’expertise à destination politique (Roqueplo 1997: 11).

3.4 Notes

1 Parmi les plus anciennes pratiques de maintien de la fertilité, citons l’usage en Chine de légumineuse dans les rotations de culture, ou encore l’utilisation d’excréments humains. À ce sujet, certains historiens du sol affirment : « Had they not learned to do so, there would be no cities or civilization anywhere on earth » (McNeill and Winiwarter 2004: 1628).

2 La première vague d’érosion apparut en réponse à l’apparition des premières civilisations autour des bassins fluviaux (p. ex. autour du fleuve Jaune, de l’Indus, du Tigre et de l’Euphrate et des plaines Maya), principalement durant le second millénaire av. J.-C. Ces sols alluviaux des vallées en pente, anciennement couverts de forêts, furent défrichés, cultivés et laissés à nu durant la saison des pluies. L’augmentation de la superficie des terres agricoles vint également accroître le taux d’érosion. À ce sujet, le fleuve Jaune tient précisément son nom de la couleur du loess des hauts plateaux du nord de la Chine. La deuxième période, entre le XVIe et le XIXe siècle, fut marquée par l’impact des labours toujours plus puissants dans la steppe eurasienne, dans les prairies nord-américaines, ou encore dans la pampa d’Amérique du Sud. Cette période fut également marquée par de grandes vagues de migrations de la population européenne, notamment vers l’Océanie, la Sibérie, l’Afrique du Sud ou l’Algérie. Cette colonisation eut entre autres pour conséquence une extensification de l’usage du labour à travers la planète. 3 L’érosion par rejaillissement de la pluie correspond au : « detachment and airborne movement of small soil particles caused by the impact of raindrops on soils » (www.soils.org/publications/ soils-glossary/536, visité le 24.03.17). Ce type d’érosion est davantage considéré comme un agent de dégradation physique de la surface et la structure du sol, menant à son encroutement (surface crusting and structure slumping), plutôt qu’un agent de transport des particules du sol. 4 Par exemple, les sols à texture riche en argiles sont moins sensibles au détachement des particules. Le type de structure a quant à lui une influence à la fois sur le détachement et sur l’infiltration de l’eau. La matière organique peut également réduire l’érodibilité du sol, car elle limite le détachement (lien au complexe argilohumique), améliore l’infiltration, limitant du même coup l’écoulement de l’eau en surface. Finalement, la perméabilité du sol joue un rôle dans l’infiltration de l’eau et donc sur l’écoulement de surface.

5 Certaines méthodes visant à évaluer l’érosion passée ou historique utilisent l’isotope radioactif césium 137 présent dans la nature suite à des contaminations d’origine humaine. 6 Les autres impacts écologiques on-site sur d’autres fonctions du sol, telle la capacité de stockage et de filtration de l’eau, la dynamique des cycles biogéochimiques, mais aussi les impacts sur l’habitat pour la faune et la flore du sol (biodiversité) ont été fortement négligés. Récemment en Suisse, la thèse de A. Johannes, a cherché à évaluer et à comprendre la relation entre les pratiques agricoles et la dégradation de la structure des sols, dans l’optique notamment d’élaborer des outils d’évaluation de la dégradation des sols et à proposer (Johannes et al. 2017).

7 Dans le même temps, les gisements de phosphore et de potassium s’épuisent gentiment et les rendements mondiaux stagnent.

8 En Suisse, la première étude portant sur les dégâts écologiques engendrés par les coulées boueuses en Suisse date de 2010 (Lederman et al. 2010)

9 Ces études se focalisent p. ex. sur les réponses individuelles et collectives, sur le type des représentations socioculturelles construites et entretenues, ou encore sur la manière dont les désastres cadrent, maintiennent ou déstabilisent le pouvoir politique et économique.

10 1. le modèle prédictif PESERA (process-based and spatially distributed model) a été utilisé par l’OCDE comme indicateur agroenvironnemental pour l’érosion des sols (Kirkby et al. 2004). 2. La carte de O. Cerdan est basée sur le recensement et la mesure de cas érosifs sur le terrain (81 sites expérimentaux, 19 pays, 2 741 parcelles) (Cerdan et al. 2010) ; M. Vanmaercke et ses collègues ont développé une carte des risques d’érosion sur la base de la production de sédiments dans 29 203 bassins versants (catchment areas) (Vanmaercke et al. 2012); C. Bosco a utilisé le modèle eRUSLE, variante du RUSLE (Bosco et al. 2014). P. Panagos a utilisé une double approche (modeling and expert-based) afin de déterminer la distribution géographique du facteur K (érodibitlité) (Panagos et al. 2014). En Suisse, c’est la carte de V. Prasuhn, basée sur le modèle USLE/RUSLE et (AVErosion) qui fait référence (Prasuhn et al. 2013). Finalement l’OCDE a mesuré le risque d’érosion des sols à travers des questionnaires envoyés aux experts de chaque pays (http://dx.doi.org/10.1787/9789264186217-9-en).

11 Dans son article synthétique sur l’érosion et l’agriculture durable, D.R. Montgomery rappelle que la métaétude prenant en compte de 10 000 petites parcelles expérimentales à travers les États-Unis pour évaluer les taux d’érosion n’a pas abouti à des résultats satisfaisants (Montgomery 2007; Ritchie and McHenry 1990; Risse et al. 1993; Kinnel 2005). Le modèle de calcul basé sur USLE, bien que précis en certains endroits, surestime ou sous-évalue très souvent les pertes de sols effectives. Il soulève comme nombreux autres auteurs le fait que les données issues de petites parcelles expérimentales ne peuvent être utilisées pour généraliser des taux d’érosion à grande échelle (Trimble and Crosson 2000).

12 Les études sur l’ « organisation scientifique du travail » de l’ingénieur américain F. Taylor (cf. le taylorisme), et celles de l’économiste allemand M. Weber sur le capitalisme et la rationalisation représentent des recherches fondatrices de la sociologie des organisations.

13 Dans le cadre de l’érosion hydrique des sols agricoles, trois sources principales d’incertitudes irréductibles sont en jeu (voir Vanderlinden 2015): l’ignorance, qui repose sur un déficit de connaissances, tel par exemple les techniques de culture appliquées sur une parcelle; la surprise, c’est-à-dire un événement impossible à anticiper précisément, tels des orages ou de fortes précipitations; et l’incertitude de volition, correspondant à l’évolution des sociétés humaines, dimension impossible à prévoir puisque reposant sur d’innombrables prises de décisions. L’approche scientifico-technique tente avec les difficiultés que cela pose tant dans la pratique (le fait de construire un scénario) que dans l’application (p.ex l’arrimage: le décalage les réponses que peuvent fournir un scénario et les informations recherchées par les décideurs),

de considérer les deux premières mais délaisse tout bonnement la dernière.

14 A titre de rappel, le changement en matière de gestion durable des sols agricoles s’articule autour de la sécurité alimentaire et de la sécurité des sols, de l’intensification durable, et doit passer par des innovations techniques et des scénarios prospectifs basés notamment sur la mesure du risque érosif.

15 En effet, les « good soil practices », les « good soil governance » ou encore les « research needs » définies par la FAO et l’ITPS laissent peu de place aux « autres experts » du sol, ainsi qu’à l’étude des processus sociaux et politiques à l’œuvre. Il serait d’ailleurs intéressant de connaître la proportion d’experts issus des sciences «molles» dans ces panels d’experts.