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Annexe 1 : la chronologie des événements politico-administratifs

I. S’ IndIgner pour chercher à comprendre

1. Genèse et description de cette étude

1.1 Sur l’enquête ethnographique

« L’enquête ethnographique dans les sociétés contemporaines n’est pas un outil neutre de la science sociale. Elle est aussi l’instrument d’un combat à la fois scientifique et politique. » (Beaud et Weber 2010 : 8)

Cette étude m’a amené à rencontrer des acteurs clés œuvrant autour de la protection qualitative des sols et de la lutte contre l’érosion hydrique des terres arables. Outre les agriculteurs, les acteurs impliqués autour de ces enjeux proviennent pour la grande majorité des sciences naturelles (géographie physique, biologie, géologie, etc.) et de l’ingénierie (agronome, ingénieur rural, géomètre, etc.). Or, suite aux nombreuses interactions tissées avec ce réseau d’acteurs, force me fut de constater que les approches en sciences sociales, et plus particulièrement les approches qualitatives, leur sont peu familières, voire inconnues. À vrai dire, elles semblent même parfois dépréciées. J’ai ainsi souvent été amené à devoir expliquer, à juste titre, ma démarche afin d’en démontrer tout le « professionnalisme » et son caractère « scientifique ».

Cette méconnaissance générale a joué selon moi un rôle non négligeable durant la recherche de financements, mais aussi dans le déroulement de l’enquête et donc dans la production des données et la formulation des résultats. Dans la sphère politico-administrative, le nombre très limité de socioanthropologues (ou plus généralement de chercheurs en sciences sociales) impliqués dans les arènes décisionnelles, affaiblit sans aucun doute la légitimité des ce type d’expertise. Comme cette étude s’adresse prioritairement aux « experts » et autres « décideurs » de la protection qualitative des sols agricoles en Suisse, il me semble opportun de présenter de manière synthétique ce qu’impliquent la pratique et l’engagement ethnographique. Au lecteur de juger ensuite la crédibilité de cette approche et la contribution de cette recherche.

L’enquête ethnographique représente une démarche de recherche propre à l’anthropologie et aux sciences sociales dites « qualitatives » (Becker 2002 ; Beaud & Weber 2010). À la différence des approches quantitatives ou semi-quantitatives tels les sondages d’opinion et les questionnaires, l’enquête ethnographique ne relève pas d’une méthodologie standardisée. L’enquêteur ou ethnographe dispose d’outils et de boussoles, ainsi que de l’expérience de ses pairs, mais c’est avant tout son propre savoir-faire, emprunt de considérations éthiques et déontologiques, qui déterminent la validité empirique de ses énoncés. C’est par conséquent à travers sa rigueur et sa

vigilance méthodologique qu’il vient à formuler des « approximations plausibles » ainsi que des

« représentations savantes » (Olivier de Sardan 2000 : 45 ; Olivier de Sardan 2004 : 39).

L’objectif général de l’ethnographe est de rendre intelligibles les différents aspects du monde social étudié. Il cherche par conséquent à : articuler les différents éléments (acteurs humains, objets, institutions, etc.) au sein d’une logique d’ensemble ; contextualiser les processus et faits sociaux observés ; relativiser ses observations en les replaçant dans une perspective historique (diachronique), en faisant cas de leur diversité et en faisant preuve de distanciation. Selon un adage bien connu des socioanthropologues des terrains « proches », l’enquêteur s’évertue à rendre étrange ce qui lui est familier ; et finalement, tenter de généraliser ses observations (locales et spécifiques) en essayant d’en dégager des tendances (globales et universelles) (Bagla 2003 : 5).

Comme outils, l’ethnographe dispose de son carnet de terrain, de son stylo et de son enregistreur avec lesquels il collecte des données, lors d’entretiens formels ou informels, directifs ou semi- directifs, lors d’événements auxquels il participe activement ou lors desquels il tient un rôle d’observateur. Les boussoles dont il dispose sont celles de l’itération, de l’induction et de la réflexivité (Ghasarian 2002 ; Blais & Martineau 2006). Chemin faisant, il reste attentif à

trianguler ses données pour en mesurer la pertinence, et vise à atteindre une certaine saturation

de ces dernières. Elles sont ensuite retranscrites sur ordinateur (p. ex. en retranscrivant les entretiens enregistrés) puis analysées et interprétées. Des étapes clés consistent à coder des catégories émergentes, à travers l’approche classique de la grounded theory (Charmaz & Mitchell 2001 ; Strauss & Corbin 2007), puis à les réassembler au sein de key linkages (Schatzman & Strauss 1973 : 111). Divers logiciels informatiques d’analyse qualitative des données peuvent aider les chercheurs à effectuer au mieux ces tâches.

Dans cette enquête ethnographique, j’ai cherché à comprendre comment s’articule ce vaste réseau d’acteurs (agriculteurs, administrateurs, scientifiques, conseillers agricoles, politiciens, etc.), d’institutions (OFEV, OFAG, services cantonaux, chambres d’agriculture, etc.), et d’objets (sols agricoles, lois, ordonnances, techniques culturales, etc.) autour du problème de l’érosion hydrique et de l’enjeu de la protection de la fertilité des sols agricoles. Un grand effort de contextualisation, notamment historique sur la construction des politiques agroenvironnementales, a été fourni afin que mes énoncés témoignent de la complexité du problème de l’érosion des sols agricoles. Finalement, j’ai tenté de généraliser mon propos en jouant sur les dimensions locales et globales de l’érosion, perçu comme une problème environnemental global ainsi qu’un problème public en Suisse.

Mon approche ne se fonde pas sur une approche déductive visant à tester si les données produites font sens vis-à-vis d’hypothèses ou de théories formulées au préalable par le chercheur et ses pairs. Tel un pédologue décrivant pour la première fois les différents horizons d’un sol, c’est un processus inverse qui est à l’œuvre dans cette étude. Les données et leur interprétation éclairent a posteriori des cadres d’analyses. L’aboutissement de ma démarche me mène ainsi à formuler des représentations professionnelles au sujet de la gestion de l’érosion en tant que problème public agroenvironnemental. Cependant, elles aussi contiennent immanquablement des biais et une part de subjectivité. Elles ne manquent pas de refléter plus ou moins fortement la posture des acteurs interviewés particulièrement lorsque les publication écrites sont rares et la saturation des données est limitée – c’est notamment le cas en ce qui concerne l’histoire de la protection qualitative des sols, les processus de programmation de l’OSol et de l’OPD ou les dimensions conflictuelles entre l’OFAG et l’OFEV –. Dans cette démarche itérative, ma question de recherche initiale a évolué suite à des aller-retour entre le terrain et ses aléas, et la confrontation des données aux cadres théoriques. D’une rencontre à une autre, mon enquête ethnographique s’est déployée en arborescence pour constituer un milieu d’interconnaissance, c.-à.d. un réseau d’acteurs interagissant directement ou indirectement entre eux (Beaud & Weber 2010).

Mes résultats sont le fruit de la production et de l’analyse de 67 entretiens semi-directifs formels enregistrés (durée d’une heure et demie en moyenne) puis retranscrits (une heure d’enregistrement équivaut environ à huit de retranscription), de 15 observations de réunions annotées, principalement scientifiques et administratives. Une partie des données quantitatives et qualitatives proviennent de l’usage et l’analyse de divers types de documents (articles/livres scientifiques de différentes disciplines ; rapports officiels des administrations et organisations ; textes de loi ; etc.) (cf. bibliographie). Les retranscriptions des entretiens et des observations ont été effectuées avec le programme F5 ©. Pour le codage de données (entretiens, observations, documents), j’ai utilisé le programme d’analyse qualitative ATLAS.ti ©.

La phase de production et d’interprétation des données est immanquablement marquée par la subjectivité du chercheur, même s’il tente d’éviter les écueils de l’ethnocentrisme et de la surinterprétation. Il est donc convenu de dresser un contrat moral entre ses enquêtés, ses pairs et ses lecteurs afin « d’assurer de notre sérieux et de notre professionnalisme » (Olivier de Sardan 2004 : 47). En Suisse, la Société Suisse d’Ethnologie (SSE) s’est positionnée vis-à-vis d’une charte éthique pour les ethnologues (SSE 2011). En regard des « vices » et des « vertus » qu’une telle charte peut engendrer, la SSE s’est abstenue d’en rédiger une, par anticipation des dérives normatives liées à son adoption. En outre, l’approche peu standardisée de l’enquête ethnographique ainsi que les contextes extrêmement variables des terrains d’enquête ne

semblent guère se prêter à une telle démarche. Tout en défendant une visée éthique à cette discipline (Ricœur 1990 : 202), la SSE se positionne autour d’enjeux et d’engagements liés au « terrain », à la « diffusion des données (publication et archivage) » et à l’« enseignement », et laisse libre toute personne impliquée dans une démarche ethnologique de se questionner et de s’approprier ces « bonnes pratiques ».

Dans le cadre de cette enquête prenant place dans un contexte sociopolitique sous tension, j’ai cherché à appliquer une juste ligne éthique dans mon rapport aux personnes enquêtées. Sans intégrer l’ensemble des principes du « consentement éclairé », propres au domaine médical, en raison des écueils soulignés par D. Cefaï et P. Costey (2009), j’ai néanmoins tenté de faire preuve de la plus grande transparence sur mes axes et mes questions de recherches, d’informer régulièrement mes interlocuteurs ou tout du moins de me tenir à disposition de leurs éventuelles questions. De mon point de vue, le déroulement de l’enquête ne s’est pas effectué dans l’ombre. Le choix d’inclure dans mon jury de thèse deux experts suisses, eux-mêmes acteurs de mon milieu d’interconnaissance, vise précisément à soumettre ma démarche et mes résultats au regard critique de personnes directement concernées par ces questions. Finalement, j’ai pris soin de garder l’anonymat de mes interlocuteurs, en particulier des agriculteurs touchés par l’érosion. Cependant, de par la modalité de la construction de mon milieu d’interconnaissance (de contact en contact) et des interactions souvent étroites tissées entre les divers acteurs, bon nombre d’entre eux savent avec qui je me suis entretenu, s’ils ne l’ont pas ouvertement révélé.

1.2 Clarifier sa posture face à son objet