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CHAPITRE 3 – L’ENFIROUAPÉ SOUS DIFFÉRENTS ANGLES

4. GENÈSE, ÉVOLUTION ET SUPPRESSION DU GLOSSAIRE DE L’ENFIROUAPÉ

4.3 Suppression du glossaire – L’enfirouapé 1998

Comme nous l’avons vu précédemment, les glossaires sont conçus en fonction de publics précis. Que penser du geste de Stanké, qui réédite le roman en 1998 sans retenir le glossaire? Il y a évidemment dans cette décision un changement de vision, une volonté de la part de l’éditeur de proposer une nouvelle lecture. Comme le rappelle Genette, « [l]a durée du paratexte est souvent à éclipses, et cette intermittence […] est très étroitement liée à son caractère essentiellement fonctionnel. » (Genette, 1987 : 12) Or, nous avons vu que les fonctions des deux versions du glossaire de L’enfirouapé ne sont pas les mêmes pour l’éditeur français que pour l’éditeur québécois. C’est l’éditeur québécois qui a enlevé le glossaire et non l’éditeur français. Beauchemin

semblait avoir des réserves quant à cette décision lorsqu’il en a été informé (Lachapelle, 2006a), mais était tout de même d’accord avec elle. L’auteur voit dans cette suppression un acte éditorial et il l’explique par la fonction première du glossaire qui est, selon lui, d’expliquer les particularismes québécois à un public étranger et plus précisément aux Français. En effet, Beauchemin et Stanké sont d’accord à l’effet que l’édition de 1998 n’était destinée qu’au marché québécois et que pour cette raison, garder le glossaire devenait inutile. Stanké nous révèle que sa maison d’édition « avait cédé les droits d’exploitation de ce livre pour la France, à un éditeur français, et que la réédition du livre au Québec ne s’adressait donc plus qu’aux lecteurs québécois…qui n’avaient pas besoin de glossaire. » (Lachapelle, 2006b) Beauchemin va dans le même sens lorsqu’il affirme que

ce glossaire là existait dans l’hypothèse d’une édition française. Or, l’édition française elle existe, elle existait déjà à ce moment-là, il y avait même deux éditions, l’édition Picollec et l’édition Du Rocher, et la collection Stanké est uniquement destinée au marché québécois donc le glossaire devient inutile. (Lachapelle, 2006b)

Le glossaire n’avait donc plus sa place. Le glossaire devenait obsolète dans l’esprit de l’éditeur, et inutile, voire choquant, pour un public essentiellement québécois.

5. SYNTHÈSE

Grâce aux informations qui ont été présentées dans ce chapitre, nous sommes en mesure de mieux comprendre les pistes de lecture que proposaient les éditeurs québécois et français pour chacune des éditions de L’enfirouapé et de L’entourloupé. De plus, ce tour d’horizon nous a permis d’identifier plus clairement les différents publics cibles ainsi que les différentes communautés de lecteurs auxquelles elles sont destinées. Le tableau 1 en présente une synthèse.

93 Tableau 1 – Publics cibles et communautés de lecteurs des éditions québécoises et françaises

de L’enfiroaupé

Édition Public cible Communauté de lecteur

L’enfirouapé (1974) Québécois et Français Grand public, jeunes adultes

L’enfirouapé (1981) Québécois Grand public

L’enfirouapé (1985) Québécois et Français Enseignants, étudiants, grand public

L’entourloupé (1985) Européens francophones Grand public

L’entourloupé (1995) Européens francophones Grand public

L’enfirouapé (1998) Québécois Enseignants, étudiants,

grand public

Dès la parution du roman en 1974, il semble clair que les publics visés sont autant québécois que français et que le roman s’adresse au grand public, plus particulièrement aux jeunes adultes qui sont appelés à s’identifier au combat contre l’ordre établi du héros du roman. Du côté du glossaire, Beauchemin a affirmé (Lachapelle, 2006a) avoir eu l’ambition de rejoindre tous les lecteurs possibles avec son premier roman et donc, par la présence d’un glossaire, de réduire la barrière linguistique auprès des francophones étrangers. Par ailleurs, nous avons vu que Beauchemin considérait son glossaire comme « une espèce de petit poème lexicographique […] [qu’il avait constitué] des mots les plus pittoresques, des mots aussi dont le sens avait le plus de chance d’échapper aux lecteurs français. » (Lachapelle, 2006a) Or, c’est avec l’édition québécoise de 1981 qu’on peut penser que le petit poème lexicographique prend son sens, car cette édition du roman semble être davantage destinée à un public québécois que français. Rappelons que le roman est publié dans une nouvelle collection qui évacue la notion des « deux mondes » (l’Amérique et l’Europe) de l’ancienne collection pour miser plutôt sur la modernité des romans publiés dans la collection « Romans d’aujourd’hui ». Ensuite, nous avons vu que la troisième édition québécoise, parue en 1985, renoue non seulement avec les visées internationales de l’œuvre, mais tente d’élargir la communauté de lecteurs visées grâce à l’ajout du dossier qui présente des explications sur l’origine du premier roman de Beauchemin et sur le processus créatif suivi par l’auteur, de même que des extraits de la critique. Dès lors, ces éléments peuvent devenir très pertinents dans le cadre scolaire et ainsi être destinés aux enseignants et aux étudiants.

En ce qui a trait aux deux éditions françaises de l’œuvre, nous avons vu qu’elles sont destinées exclusivement au public européen francophone. Celle de 1985 mise sur le côté exotique du roman en arborant le fleurdelisé sur la page couverture, et le titre du roman et celui du glossaire ont été remplacés par des équivalents plus accessible aux francophones hors Québec. Pour sa part, l’édition de 1995 évacue complètement la dimension nationaliste qui pouvait être interprétée dans le fleurdelisé de la page couverture de l’édition de 1985 et met plutôt de l’avant le nom de l’auteur qui a déjà acquis, en 1995, une renommée mondiale.

Finalement, l’édition québécoise de 1998 est sans contredit destinée à un public québécois, comme en fait foi la suppression du glossaire. Par contre, nous avons vu que cette suppression pouvait également s’expliquer par l’évolution du statut du français au Québec depuis les années 1970 et par un changement de sentiment linguistique chez les Québécois. En effet, l’arrivée en 1977 de la

Charte de la langue française du Québec et les avancées du côté de la description de la variété

québécoise de français, notamment la publication en 1988 du Dictionnaire du français plus, du

Dictionnaire québécois d’aujourd’hui, en collaboration avec la maison Robert en 1992, ou du Dictionnaire historique du français québécois en 1998, ont permis aux Québécois de « réajuster

l'image qu[’ils] ont d’eux-mêmes » (Claude Poirier, cité dans Vigneault, 1998) à l’égard de leur langue. Par ailleurs, les auteurs québécois d’aujourd’hui « ne semblent pas souffrir, du moins explicitement dans leurs œuvres, de cette “insécurité linguistique” si souvent diagnostiquée chez les Québécois francophones. » (Melançon, 2016 : 116) Il sera donc intéressant, dans le prochain chapitre, de tenter de voir si « l’idée de “surconscience linguistique” promue par Lise Gauvin et ses épigones n’est pas l’incarnation positive, en littérature, de cette “insécurité” […]. » (Melançon, 2016 : 116)