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CHAPITRE 3 – L’ENFIROUAPÉ SOUS DIFFÉRENTS ANGLES

3. LES DIFFÉRENTES ÉDITIONS DE L’ENFIROUAPÉ

3.1 L’enfirouapé, 1974 – Première édition québécoise

C’est en 1974 que parait l’édition originale de L’enfirouapé; cette édition sera réimprimée en 1977. Le roman est publié aux Éditions La Presse, fondées en 1971 et alors dirigées par Alain Stanké. L’œuvre, qui compte 257 pages, est publiée en format d’édition courante (13,5 X 20,5 cm) dans la collection « Écrivains des deux mondes ». Le nom de cette collection, comme celui de la collection « Chroniqueurs des deux mondes » du même éditeur, indique les ambitions internationales d’Alain Stanké. Celui-ci dispose alors d’une entente de distribution exclusive en Europe avec la maison Hachette. Rappelons qu’avant de quitter les éditions de l’Homme en 1971, Stanké avait créé la collection « Bibliothèque du Monde Nouveau » dans laquelle figuraient des œuvres choisies pour faire découvrir le Québec moderne à un public étranger. Trois titres formaient la collection, soit

Une culture appelée québécoise (1971) de Giuseppe Turi, Un peuple, oui, une peuplade, jamais!

(1972) de Jean Lévesque et Pour une radio civilisée (1972) de Gilles Proulx. La collection n’avait pas survécu au départ de Stanké, qui en reprend le concept aux éditions La Presse en créant la collection « Chroniqueurs des deux mondes » en 1973 puis « Écrivains des deux mondes » en 1974. La première présente surtout des récits, mais aussi du roman, de l’essai, du journal et de l’essai

18 Comme mentionné dans le premier chapitre, rappelons que l’éditeur hyperlecteur n’est pas nécessairement l’éditeur lui-même. Une tierce personne comme un directeur de collection, un réviseur-correcteur ou encore l’auteur lui-même peuvent parfois jouer ce rôle (cf. Cadioli, 1997 et Cadioli, 2002).

67 historique, alors que la seconde est consacrée presque exclusivement au genre romanesque, à part un livre de philosophie : Mystère cosmique et condition humaine (1975) de François Hertel. Plusieurs des titres parus dans la première collection permettent de découvrir divers aspects du Québec. On y trouve, entre autres, ...Et je suis resté au Québec (1974) de Pierre Dagenais, Les nuits

de Montréal (1974) de Jacques Normand (qui contient une préface de Roger Balu et Charles

Aznavour), Pointe-Calumet boogie-woogie (1973) de Claude Jasmin et Us et coutumes du Québec (1974) d’Hector Grenon. La deuxième collection, quant à elle, présente des titres tels que À la

mémoire d’un héros (1975) d’Andrée Maillet, Neige noire (1974) d’Hubert Aquin et La Tourbière

(1975) de Normand Rousseau. Comme les titres publiés dans ces collections sont signés par des auteurs québécois, les « deux mondes » font référence aux publics visés qui incluent les Européens. Curieusement, ces collections ne semblent plus exister après 1975, année du départ de Stanké des éditions La Presse. Comme le rappelle Jacques Michon, « le paratexte, et en particulier celui de la collection, apparait comme une entité inséparable des stratégies interprétatives de l’éditeur lequel retient des principes visant à baliser un espace de lecture et à cerner un public. » (Michon, 2000 : 157)

Figure 1 – Couverture de L’enfirouapé, 1974

La page couverture d’une œuvre offre aussi divers éléments d’interprétation. La première de couverture du roman de Beauchemin (voir Figure 1) présente le nom de l’auteur suivi du titre en

gros caractères. En 1974, Beauchemin est alors parfaitement inconnu de la scène littéraire québécoise et il semble que l’éditeur préfère miser sur un titre accrocheur19, clairement associé à la langue populaire, pour piquer la curiosité du public. Un roman populaire où le héros, issu du peuple, se bat contre la corruption du système imposait un titre qui interpelle monsieur et madame Tout-le-Monde, et Stanké n’a pas manqué l’occasion de faire revivre le mot enfirouapé en le proposant lui-même à Beauchemin20. La photographie de la page couverture, un jeune homme aux allures hippies, serait, selon Beauchemin (Lachapelle, 2006a), un autoportrait du photographe François Rivard des éditions La Presse. Cette photographie, qui représente le personnage principal de l’histoire, Maurice Ferland, peut être interprétée de façon plus large. Le jeune homme est le portrait type du revendicateur de l’époque, barbu et cheveux long qui respire la contre-culture et les idées de gauche. Il ressemble autant aux sympathisants du Front de libération du Québec qu’aux étudiants de Mai 68 en France. Dès lors, en voyant la photo d’un jeune homme qui leur ressemble, les jeunes Québécois et Français, qui constituent probablement une partie du public ciblé par Stanké, se sentent directement interpelés.

La quatrième de couverture mérite aussi quelques commentaires. Sur celle-ci apparait un extrait du roman suivi d’une note manuscrite de l’auteur qui semble s’adresser directement au lecteur :

« Une heure plus tard, des policiers se présentaient à sa chambre d’hôtel et le conduisaient au Quartier général de la Sûreté du Québec. Au cours de la nuit, le gouvernement d’Ottawa faisait voter la Loi des Mesures de guerre qui accordait aux forces policières des pouvoirs inouïs et supprimaient plusieurs libertés civiles. Un contingent de 2,000 soldats arriva à Montréal et se dispersa dans toute la ville. On fit garder tous les édifices publics importants et la résidence de plusieurs personnalités du monde politique et financier. La population était saisie d’une stupeur craintive et s’attendait aux pires calamités... »

Dramatique, hein? Vous pensez que je suis grave21 sérieux comme un pape, qu’on m’a mis de la colle entre les dents? Alors lisez le reste, vous verrez bien. L’auteur. (Beauchemin, 1974 : 4e de couverture)

19 Le mot enfirouapé a longtemps été associé, à tort, à l’anglais « in fur wrapped ». Il n’est pas dans notre intention ici de revoir toute la question entourant l’étymologie de ce mot. À ce compte, les articles de Bovet (1990) et de Thibault (2009) fournissent des explications et des pistes fort intéressantes.

20 C’est effectivement Alain Stanké qui trouva le titre du premier roman de Beauchemin. Cette information se trouve entre autres dans la note de l’auteur de l’édition québécoise du roman de 1985. Nous y reviendrons plus loin.

69 L’extrait évoque une série d’événements avec laquelle le Québec entier a dû conjuguer quatre ans plus tôt, la Crise d’octobre. Le lien évident avec l’événement politique de l’heure fait vibrer plusieurs cordes sensibles : le combat pour l’indépendance et l’abus du gouvernement fédéral, mais aussi la honte ressentie à la suite du dénouement tragique de la crise. Dès lors, la note manuscrite de l’auteur peut se lire comme un avertissement de la part d’un « felquiste » qui n’a pas fini son combat, qui revient à la charge, mais cette fois avec des mots, pas moins dangereux que des bombes.

Parmi les éléments du paratexte, la dédicace est particulièrement intéressante : « À Henri Tranquille. » (Beauchemin, 1974 : 4) Cette dédicace au célèbre libraire montréalais est à la fois publique et privée : publique car la notoriété et l’influence de Tranquille dans le milieu des lettres québécoises sont incontestables lors de la parution de L’enfirouapé; privée car les deux hommes ont développé une grande amitié au fil du temps. Cette amitié transparait d’ailleurs dans la correspondance qu’ils ont entretenue pendant plus de quarante ans22. Mais la dédicace s’adresse aussi au mentor, qui a convaincu le jeune écrivain de publier son œuvre. Dans une note de l’auteur incluse dans l’édition québécois de 1985, l’auteur rappelle qu’après avoir lu le manuscrit de son roman, Henri Tranquille lui « ordonna de le faire publier. » (Beauchemin, 1974 : 262)

Il semble que, dès le départ, Stanké visait autant les publics étrangers que québécois. Pensons entre autres au nom de la collection, « Écrivains des deux mondes », dans laquelle l’édition de 1974 est publiée, à la mention de la distribution du roman en Europe par la maison Hachette, et bien sûr à l’ajout d’un glossaire qui est probablement l’élément le plus significatif quant à l’identification des intentions de l’éditeur québécois, c’est-à-dire celles de rejoindre le plus grand nombre de lecteurs francophones au Québec comme à l’étranger. Mais nous aborderons la question du glossaire dans la dernière partie de ce chapitre ainsi que dans le chapitre suivant.

22 Le biographe d’Henri Tranquille, Yves Gauthier, nous apprend que les deux hommes se sont échangé plus de 700 lettres au fil des années (cf. Gauthier, 2005). De plus, plusieurs des lettres que Tranquille a envoyées à Beauchemin ont été publiées dans Lettres d’un libraire (1976) (en deux tomes) et dans Lettres dangereuses à Yves Beauchemin (1991) par Henri Tranquille.