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Au vu de ces quelques portraits satiriques, il ne fait aucun doute que Chateaubriand reconduit le dispositif conventionnel du héros accompagné d’un acolyte qui lui sert de contrepoids comique. La véritable fonction littéraire du drogman et du domestique consiste donc à faire office de repoussoir au voyageur, qui affiche ainsi sa supériorité par l’intermédiaire de ces êtres grotesques. C’est la raison pour laquelle, selon Philippe Berthier, l’auteur de l’Itinéraire « condescend à s’amuser de bon cœur de

100 Ibid., p. 163.

101 Sarga Moussa, « Traduttore, traditore : la figure du drogman dans les récits de voyage du XIXe

siècle », loc. cit., p. 107.

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[leurs] pantalonnades dont il sait que loin de compromettre sa dignité, elles la renforcent103 ». Rejouant Don Quichotte et Sancho Panza, Chateaubriand et ses subalternes incarnent les deux pôles de l’échelle qui va du matérialisme à l’idéalisme.

Reflet parodique du voyageur héroïque, la mise en scène des compagnons de route du pèlerin trouve sa meilleure illustration dans la superposition et l’intégration du récit de Julien à celui de son maître, au sein des Mémoires d’outre-tombe. Présenté comme un document justificatif (« le petit manuscrit qu’il met à ma disposition servira de contrôle à ma narration : je serai Cook, il sera Clerke104 »), le récit de Julien fonctionne en fait comme le reflet parodique de l’Itinéraire, dont les passages intercalés soulignent la pauvre qualité : « Afin de mettre dans un plus grand jour la manière dont on est frappé dans l’ordre de la société et la hiérarchie des intelligences, je mêlerai ma narration à celle de Julien105 ». Les deux buts de cette juxtaposition textuelle sont donc clairement énoncés par l’auteur des Mémoires : d’une part le document de Julien témoigne de la véracité du récit chateaubrianesque, d’autre part, il offre un contrepoids comique à l’érudition de l’écrivain.

C’est pourtant le dernier point qui ressort plus fortement à la lecture de ce montage, ainsi qu’en témoigne l’opinion de Marcellus, aux yeux duquel le journal de Julien « est là comme une ombre au tableau » et qui estime « que pour faire ressortir les beautés de l’Itinéraire, on pouvait se passer de ce genre de repoussoir »106 . En effet, l’esprit terre-à-terre du domestique, qui « ne se perd pas […] dans les nues107 », et la nature aérienne de l’écrivain se mettent réciproquement en évidence. C’est ainsi que, arrivé à Jérusalem, but ultime de ce périple oriental, Chateaubriand commente l’apparent détachement de son serviteur à la vue de la ville sainte : « Julien n’est pas beaucoup frappé des Saints Lieux ; en vrai philosophe, il est sec108 ».

Outre le regard prosaïque du domestique, c’est aussi son matérialisme qui est mis à jour dans ce montage littéraire, par le biais, entre autres, de ses préoccupations financières : alors que Julien et son maître viennent de quitter Tunis, le valet rebrousse chemin pour récupérer l’argent que son maître a négligemment oublié dans son

103 Philippe Berthier, « Maître et serviteur ou le double registre du voyage », loc. cit., p. 115.

104 Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, t. I, éd. cit., p. 794. Le capitaine Clerke participa aux trois

expéditions de Cook dans le pacifique. Pour plus de détails, voir G. Cowley et L. Deacon, In the wake of

Captain Cook : the life and times of Captain Clerke, R.N. 1741-79, Richard Kay Publications, 1997.

105 Ibid.

106 Le comte de Marcellus, Chateaubriand et son temps, éd. cit., p. 177. 107 Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, t. I, éd. cit., p. 798. 108

secrétaire. « L’argent ne peut jamais me demeurer dans la cervelle109 », constate alors le mémorialiste, impliquant que sa nature dissipée et poétique lui interdit de s’intéresser à ce genre de trivialité.

Autre document justificatif, figurant cette fois au sein de l’Itinéraire, le tableau récapitulatif des dépenses faites à Jérusalem s’inscrit dans une visée parfaitement similaire à l’incorporation du journal de Julien. Insistant sur le fait que les comptes sont donnés « avec les fautes d’orthographe du drogman Michel110 », Chateaubriand met en évidence l’incompétence rédactionnelle de son compagnon de route et montre simultanément que les préoccupations financières lui incombent. L’enchevêtrement de la prose de l’Enchanteur à celle de ses subalternes rehausse donc l’image de l’écrivain, en mettant côte à côte la parodie et l’hypotexte, et souligne du même coup la supériorité du voyageur par le biais du contraste valorisant que lui fournissent ces employés bouffons.

Joseph et Jean jouent un rôle guère différent de Julien dans l’Itinéraire : eux aussi servent de miroirs concaves, dans lesquels le voyageur se plaît à observer son reflet en creux. En effet, par sa nature essentiellement ambiguë, le drogman représente la parole fourbe et duplice, pour ne pas dire mensongère. Il est le maître du double jeu, un individu trompeur et mystificateur dont les attributs s’opposent à ceux de l’écrivain- voyageur, idéalement exempt des défauts de son interprète. Si le drogman se plaît à tromper son monde, l’auteur de l’Itinéraire se présente, au contraire, comme un scribe fidèle, dont la transparence du récit constitue un gage de vérité. En introduisant le topos du dupeur dupé, Chateaubriand « illustre la donnée fondamentale de la supériorité du rieur111 » et plaide ainsi en faveur de sa sincérité. Tout comme la satire démystificatrice, la raillerie des compagnons de voyage s’inscrit donc dans la lignée du voyage traditionnel. En effet, toutes deux cherchent à mettre en évidence la véracité de la relation, l’une en prouvant que le voyageur n’est pas astreint aux idées reçues, l’autre en montrant qu’il est un homme savant, cultivé et digne de confiance.

109 Ibid., p. 809.

110 Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem, éd. cit., p. 416. 111