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Si le comique satirique procède essentiellement par le dénigrement de l’objet risible, il implique une technique du rabaissement qui s’appuie nécessairement sur une écriture du burlesque. Comme le notent Sophie Duval et Marc Martinez, « le renversement de la grandeur, de la solennité et de l’héroïsme dans un monde trivial est le meilleur moyen d’obtenir le nivellement chez le satiriste91 ». La satire, comme arme de combat et comme outil de redressement moral, passe donc par une mise à plat des valeurs, par une déconstruction de la grandeur. Si elle conserve le pouvoir d’affirmer des valeurs positives, ce n’est que de manière détournée. Il en va de même pour l’ironie92, trope principal du genre satirique, comme en témoigne la parenté qu’établit Michel Autrand entre ces deux concepts :

[…] L’ironie a partie liée avec la satire dont se sépare si nettement l’humour, partie liée aussi avec l’appartenance à un groupe social et l’acceptation de ce qui y est la vérité et l’idéal93.

88

Thomas Hobbes, De la nature humaine, éd. cit., p. 97.

89 Hobbes écrit : « Nous ne sommes point tentés de rire lorsque nous sommes nous-mêmes les objets de la

plaisanterie », (Ibid.).

90 Ibid., p. 98. 91

Sophie Duval et Marc Martinez, La Satire (littératures française et anglaise), éd. cit., p. 200.

92 Lorsque nous utilisons le terme « ironie », nous faisons référence à l’ironie rhétorique, ou ironie

d’opposition, qui consiste à dire le contraire de ce que l’on veut faire entendre.

93 Michel Autrand, « Humour et ironie », dans La Pensée du paradoxe : approches du romantisme :

A grand renfort d’énoncés ironiques, le discours satirique est donc éminemment moral. Instrument de répréhension, ce rire recense les folies et les absurdités de notre monde afin de les corriger. Sous le couvert d’une forme destructrice et amusante, l’entreprise satirique est extrêmement sérieuse et édifiante. Mikhaïl Bakhtine constate que le grotesque au service de la morale, qui s’oppose au grotesque libre, permet de « transformer les images en une espèce d’appendice divertissant des sermons abstraits et moralisateurs94 ». Le comique satirique constituerait donc une alternative aux durs sermons de l’ Église, tel que celui du Père Souël, qui réprimande sévèrement l’exubérance de René et de son « vague des passions ».

Cette forme satirique du comique est familière à l’esprit français, grâce notamment à l’influence des philosophes des Lumières (dont le comique est toujours « significatif »), qui firent de la satire l’une des armes majeures de leur combat contre l’absolutisme. Aussi Baudelaire confirme-t-il : « En France, pays de pensée et de démonstrations claires, où l’art vise naturellement et directement à l’utilité, le comique est généralement significatif95 ». Outil de propagande sous la plume des philosophes du XVIIIe siècle, arme rhétorique dès les joutes oratoires de l’Antiquité, la satire n’est finalement qu’adjacente à la sphère du comique et sert également le parti du pamphlet et de la polémique : même si elle a fréquemment recours au comique, elle reste avant tout une parole de combat.

LE COMIQUE CRÉATEUR

Carnaval

Les festivités carnavalesques, qui chamboulent l’ordre établi pendant une période définie, sont à l’origine d’un comique régénérateur particulièrement en vogue pendant la Renaissance. Il s’agit de résurgences païennes intimement liées au « socle populaire des sociétés locales96 ». Ces cérémonies comptent beaucoup de sources présumées dont la plus ancienne serait la fête babylonienne des Sacées, pendant laquelle l’ordre hiérarchique était subverti l’espace de cinq jours. Les festivités du nouvel an

94 Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la

Renaissance, éd. cit., p. 73.

95 Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, l’art romantique et autres œuvres critiques, éd. cit., p. 256. 96

babylonien, en plus de représenter l’envers de la société, illustrent également un moment charnière entre mort et renaissance, où l’année précédente est achevée et où l’année à venir n’a pas encore commencé. D’autres rites akkadiens sont centrés autour d’une subversion des rapports sociaux, tel celui qui veut que le roi soit remplacé par un paysan pendant qu’un danger menace le pays ; une fois la menace écartée, tout rentre dans l’ordre : le souverain reprend sa place et le pauvre homme qui avait profité de ses privilèges est mis à mort97. Les saturnales romaines, et plus tard les calendes, s’inscrivent dans la lignée de ce genre de festivités. Le carnaval médiéval est immédiatement issu de ces rites antiques.

Le carnaval et ses pratiques de subversion donnent naissance au topos littéraire du

mundus inversus, véritable carnavalisation du réel. Ainsi que le remarque Jean Emelina,

« ce n’est plus le comique de la litote ou de l’hyperbole, de la discontinuité ou de la répétition […], c’est l’ "autre monde", une reconstitution du réel par le retournement de celui-ci98 ». Bakhtine constate de son côté que la langue carnavalesque, caractéristique de ce comique subversif, « est marquée par la logique originale des choses " à l’envers ", " au contraire ", des permutations constantes du haut et du bas99 ». Un autre paradigme fondamental du rire carnavalesque, tout comme des festivités, est sa nature éphémère. Comme le souligne Jean Emelina, « le jeu, pour demeurer un jeu, doit rester une parenthèse. Carnaval toute l’année n’est plus carnaval100 ». Ce rire procède donc par « démystification passagère des valeurs101 » ; il n’est toléré par l’Église que parce que la liberté qu’il offre est passagère et contrôlée. Le monde inversé fait immédiatement intervenir le monde redressé ; l’inversion exaltée exalte à son tour l’ordre rétabli. Les festivités carnavalesques, tout comme le topos du mundus inversus, sont donc essentiellement ambiguës : le rire qui résonne à ces occasions « nie et affirme à la fois, ensevelit et ressuscite à la fois102 ». Prenant sa source dans les célébrations d’une période qui se trouve aux confluents de la mort et de la vie, « l’image grotesque

97

Ibid., p. 14.

98 Jean Emelina, Le Comique, essai d’interprétation générale, éd. cit., p. 158.

99 Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la

Renaissance, éd. cit., p. 19.

100

Jean Emelina, « Les grandes orientations du rire », loc. cit., p. 71.

101Joë Friedemann, « Le rire dans Notre-Dame de Paris : de la fête des fous à la damnation »,

Humoresques, 9, 1998, p. 66.

102 Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la

caractérise le phénomène en état de changement, de métamorphose encore inachevée, au stade de la mort et de la naissance, de la croissance et du devenir103 ».

Outre sa brièveté et son ambiguïté, le comique carnavalesque se caractérise par sa nature englobante et généralisante : il inclut la totalité de l’univers et n’est en aucun cas ciblé sur un individu : « le monde entier paraît risible dans sa joyeuse relativité104 ». Autrement dit, tout ce qui semblait garantir le sens de l’existence et l’ordre de la société est remis en question. Une fois les dogmes de la Vérité relativisés, la folie du monde est révélée et le comique subversif devient le meilleur moyen d’en rendre compte.

Alors que le rire satirique n’est que pure négation et permet de stigmatiser une conduite morale qui s’oppose aux valeurs défendues par le satiriste, le rire carnavalesque est universel : il vise le monde entier, y compris le rieur. De plus, nullement méprisant, il est générateur de nouveauté ; il est libérateur et créateur. C’est pourquoi ce rire subversif, une fois épuré de ses travers dégradants, sera un outil bienvenu dans la réforme littéraire que propose le romantisme.

Atténuation

Le rire rabelaisien qui trouve son origine dans les festivités carnavalesques et qui symbolise la joyeuse déconstruction des codes, renaît plusieurs siècles plus tard sous la plume des auteurs romantiques, avec un sens néanmoins radicalement nouveau. En effet, à l’époque préromantique et au début du romantisme, le grotesque sert « à exprimer une vision du monde subjective et individuelle, très éloignée de la vision populaire et carnavalesque des siècles précédents105 ». Ainsi donc, la redécouverte du grotesque par l’époque romantique marque également sa mise à mort en tant qu’expression d’une culture populaire. Le rire carnavalesque de Rabelais se mue sous la plume des auteurs du XIXe siècle en « comique romantique », que Jean Paul désigne simplement par « humour »106, comme l’explique Mikhaïl Bakhtine :

A la différence du grotesque du Moyen Age et de la Renaissance, directement lié à la culture populaire et empreint d’un caractère universel et public, le grotesque

103 Ibid., p. 33. 104 Ibid., p. 20. 105 Ibid., p. 46. 106

romantique est un grotesque de chambre, une manière de carnaval que l’individu vit dans la solitude, avec la conscience aigüe de son isolement107.

Cette individualisation du carnaval, telle qu’elle a lieu dès les débuts du romantisme, a deux conséquences notables : tout d’abord, le comique qui en découle est épuré d’un certain nombre de vulgarités propres à la culture populaire, ensuite, l’illusion créée par cette « fête à l’envers » ne se déroule désormais plus que dans l’esprit d’un seul homme. Autrement dit, les vérités retournées sont livrées à la subjectivité d’un unique témoin, qui peut agir en toute liberté sur la réalité extérieure.

Atténué et épuré – voire diminué et presque attristé – par plusieurs siècles de silence, le grotesque retrouve une nouvelle vie à l’époque romantique, ainsi qu’un nouvel emploi, que Mikhaïl Bakhtine résume de la façon suivante :

Le grotesque romantique est un phénomène considérable dans la littérature mondiale. Il constituait dans une certaine mesure une réaction contre les éléments de l’époque classique et du XVIIIe siècle responsables d’une limitation et du sérieux unilatéral de ses courants : rationalisme sentencieux étroit, autoritarisme de l’État et de la logique formelle, aspiration à tout ce qui est prêt, achevé et univoque, didactisme et utilitarisme des philosophes des lumières, optimisme naïf ou banal, etc. Le romantisme grotesque rejetait tout cela et s’appuyait avant tout sur les traditions de la Renaissance, essentiellement Shakespeare et Cervantès, qu’on redécouvrait et à la lumière desquels on interprétait le grotesque du Moyen Age108.

Directement issu des traditions médiévale et renaissante, le questionnement des dogmes rationalistes prend naturellement une forme comique dans l’écriture romantique. C’est en effet grâce à l’intrusion du grotesque, qui, selon les termes de Mikhaïl Bakhtine, « offre la possibilité d’un monde totalement autre, d’un autre ordre mondial, d’une autre structure de la vie109 », que les écrivains romantiques, Victor Hugo en tête, vont chercher à franchir les limites d’un monde ordonné et immuable.

Le grotesque romantique se donne des objectifs quelque peu similaires à ceux de son prédécesseur, bien qu’il faille ajouter une nuance de taille : ainsi que le souligne Mikhaïl Bakhtine, « sa force libératrice est glorifiée, mais aucune allusion n’est faite à sa force régénératrice, et c’est la raison pour laquelle il perd son ton joyeux et gai110 ».

107

Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la

Renaissance, éd. cit., p. 47.

108 Ibid., p. 46. 109 Ibid., p. 57. 110

Telle est donc la faiblesse de ce nouveau rire qui, une fois tiré de ses cendres, ne trouve plus en lui les ressources de son ancêtre : s’il permet de libérer les esprits du joug de la science et de la raison, il ne parvient pas à recréer un monde nouveau. C’est désormais le travail de l’auteur, affranchi lui aussi d’un certain nombre d’entraves qui étouffaient sa faculté créatrice.

Une autre caractéristique qui distingue le grotesque romantique de son ancêtre rabelaisien est l’atténuation de l’aspect comique, qui ne survit que faiblement et sous sa forme minimale : le sous-rire, voire l’ombre du sourire111. Aux éclats de rire qui retentissaient librement sur les places publiques lors des fêtes populaires succède donc le sourire légèrement triste qui flotte sur les lèvres de la génération romantique, quasiment imperceptible, mais néanmoins décisif. Lié au sublime, et donc mis à l’écart de la nature diabolique du rire, le sourire renvoie à « l’image chrétienne du paradis comme joie éternelle112 » ; c’est, comme nous l’avons vu, le sourire de Chactas à la fin de René113, signe de réconciliation entre l’homme et Dieu, non pas explosion à la suite d’une surprise, mais simple « re-connaissance d’initié114 ». Naturellement valorisé par les romantiques, le sourire est logiquement préféré au rire par l’auteur des Mémoires, qui remarque : « L’enfant manque même de la plus belle des grâces, le sourire : il rit, et ne sourit pas115 ».

Humour

Sitôt ressuscité à l’aube du XIXe siècle, le comique subversif, issu des festivités carnavalesques, donne naissance à l’humour, que Mikhaïl Bakhtine appelle « grotesque romantique ». Or il n’existe pas, de prime abord, une définition fixe qui permette de cerner parfaitement ce concept problématique. Un rapide tour d’horizon des définitions proposées par quelques dictionnaires achèvera de nous en convaincre.

Littré fait de l’humour une spécificité anglaise en le définissant comme un « mot anglais qui signifie gaieté d’imagination, veine comique116 ». Le Grand Dictionnaire

universel du XIXe siècle le conçoit quant à lui comme une « gaieté pleine d’accent et

111 Le mot sourire est en effet formé du préfix sub-, qui marque l’atténuation. Étymologiquement,

subridere signifie « rire de façon atténuée ».

112

Quentin Skinner, « La philosophie et le rire », loc. cit., p. 3.

113 Voir ci-dessus, p. 20.

114 Selon une formule de Jean Emelina, « Les grandes orientations du rire », loc. cit., p. 57. 115 Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, t. I, éd. cit., p. 868.

116

d’originalité », « une tournure d’esprit très originale et à peu près particulière aux Anglais », « tantôt une gaieté sérieuse et flegmatique, tantôt une raillerie pleine d’amertume mais cachée sous la forme du panégyrique, tantôt une mélancolie qui tourne au sourire ironique ». Devant un tel éventail de nuances, le dictionnaire préfère renvoyer le lecteur aux exemples pratiques plutôt que de tenter de déterminer l’humour par une formule précise : c’est surtout en lisant Sterne, Steele, Macaulay, Charles Lamb, Butler, Thackeray ou Dickens qu’on se fera une idée précise de ce concept si vague. Au vu d’une telle liste, le lecteur est en droit de se demander si l’humour est exclusivement anglais. Non, répond le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle : « l’humour […] se trouve parfaitement, quoi qu’on en ait dit, chez bon nombre d’écrivains français, mais aucun ne s’en est fait un genre spécial »117. Le Trésor de la langue française, pour sa part, définit l’humour comme une « forme d’esprit railleuse qui attire l’attention, avec détachement, sur les aspects plaisants ou insolites de la réalité118 », ne faisant plus allusion à la contribution des insulaires. C’est encore cette formule qui sert à définir l’humour aujourd’hui, si l’on en croit Le Petit Robert, qui en fait « une forme d’esprit qui consiste à présenter la réalité de manière à en dégager les aspects plaisants et insolites119 ». On constate, après ce bref survol, que le XXe siècle s’est chargé de trouver une formule à un concept que le XIXe siècle ne définissait que très vaguement, évinçant du même coup l’importance de l’influence anglaise.

Afin de mieux expliquer l’évolution sémantique de ce terme, une définition diachronique de l’humour permet seule d’en faire apparaître toutes les subtilités120. Étymologiquement, le terme « humour » vient du latin humor, humoris qui avait pour sens « humidité », « élément liquide », « liquide, en général », « humeur » (du corps humain). L’ancienne médecine l’utilise dès 1175 au sens de « liquide organique du corps humain ». Le dosage des quatre humeurs (bile, atrabile, flegme et sang) était supposé déterminer le tempérament. Par extension, humeur prend alors le sens d’« ensemble des tendances dominantes qui forment le caractère » dès le XVe siècle. De là vient le sens d’ « ensemble des tendances spontanées » (opposé à raison, volonté). De l’idée de « spontanéité », on passe à celle de « fantaisie », si bien qu’au XVIIe

117Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, Paris, Administration du Grand

Dictionnaire universel, 1866-1890.

118 Trésor de la langue française, B. Quemada, (dir.), Paris, Centre national de la recherche scientifique,

Klincksieck, Gallimard, 1971-1994.

119 Le Nouveau Petit Robert, sous la direction de Josette Rey-Debove et d’Alain Rey, Paris, Dictionnaire

Le Robert, 2007.

120 Selon les articles « humeur » et « humour », Dictionnaire historique de la langue française, t. I. dir.

siècle, employé seul, humeur signifie « disposition à la plaisanterie » et « mauvaise humeur ». Les deux emplois antinomiques ne coexistent pas : l’anglais reprend au français le sens de « disposition à la gaieté », qui devient humour, le français humeur ne conservant que celui de « disposition à l’irritation ». En anglais, le sens évolue pour désigner, dans le courant du XVIIIe siècle, la faculté de présenter la réalité de manière à en montrer les aspects insolites et plaisants, avec une attitude empreinte de détachement. En français, le sens propre de l’anglais est utilisé dès la fin du XIXe siècle et, bien que la notion soit adoptée en France, elle reste considérée comme une spécialité anglaise.

Si l’humour doit beaucoup de son acception moderne à l’évolution que les Anglais lui ont fait subir, c’est avant tout à l’œuvre de Shakespeare qu’il en est redevable. Alors que son contemporain Ben Jonson popularisait ce concept par le biais de sa pièce Every Man in his Humour – où il illustrait sa doctrine selon laquelle un individu présentant une trop grande concentration d’une des quatre humeurs est forcément excentrique et constitue, par conséquent, un personnage comique –, la conception shakespearienne marque un tournant important dans la destinée de l’humour. C’est ce qu’explique Louis Cazamian :

Shakespeare tint la théorie pour acquise mais secondaire, et alla plus loin. Suivant l’instinct de son génie, il pressentit la notion moderne de l’humour […], et esquissa cette notion dans plusieurs passages de son œuvre121.

L’une des caractéristiques majeures de l’humour moderne est que, tout comme le comique subversif du mundus inversus, il inclut le rieur dans la folie du monde ; l’humoriste devient un acteur sur la scène de l’immense théâtre de l’existence et partage le sort de ceux dont il s’amuse :

Il n’existe pas pour lui de déraison individuelle ni d’individus déraisonnables, mais seulement la déraison et un monde insensé ; à la différence du plaisantin vulgaire et de ses coups de bec, l’humo[riste] ne met jamais en avant une folie individuelle122.

Non seulement l’humoriste se contente de constater la déraison universelle et ne condamne pas une conduite individuelle, mais il s’adapte à cette folie qui innerve son

121 Louis Cazamian, L’Humour de Shakespeare, Paris, Aubier Éd. Montaigne, 1945, p. 223. Pour plus de

détail sur l’influence de l’humour shakespearien sur la génération romantique, voir ci-dessous, chapitre 2, p.66-70.

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monde. Ainsi, selon Michel Autrand, alors que l’ironie est l’outil principal du satiriste, l’auto-ironie – ou l’ironie « sur soi » - représente « une des possibilités de l’humour » et « salue l’absurdité du monde »123. L’humoriste pousse la logique du satiriste et de l’ironiste jusque dans leurs derniers retranchements, acceptant et assumant les contradictions que l’un et l’autre ne faisaient que dénoncer.

Cependant, le rire de l’humoriste est fortement atténué, à tel point que l’humour est souvent décrit en termes d’oxymore (optimisme triste ou pessimisme gai124). Cette union des contraires est ressentie comme une spécificité essentielle de l’humour moderne, ainsi qu’en témoigne Madame de Staël : « Il y a de la morosité, je dirais presque de la tristesse dans cette gaieté125 ». Venu tout droit d’Angleterre, loin des milieux mondains qui ont vu naître le comique moliéresque, l’humour est issu de