• Aucun résultat trouvé

Pour avoir créé René et fait résonner au travers de tout son siècle les accents de cette âme désespérée, Chateaubriand est certainement l’un des fils les plus légitimes de la grande tradition mélancolique, qui, depuis Aristote, a engendré toute une famille de poètes bénéficiant de la créativité qu’offre à l’élu cette maladie particulière99. Or, si on considère que l’humour est à l’origine une forme d’excentricité causée par la prédominance d’un des quatre fluides organiques – servant ainsi d’hyperonyme à toute maladie provoquée par une mauvaise répartition des humeurs – la mélancolie, excès de bile noire, serait alors une forme d’humour, mais d’humour souffrant.

Parallèlement, on ne peut pas être humoriste sans connaître une disproportion d’humeur, en particulier de bile noire, qui mène inévitablement à l’excentrisme. Même s’il n’en fait pas une condition suffisante pour engendrer le génie humoristique d’un artiste, Pirandello admet :

Une mélancolie innée et héréditaire, de tristes vicissitudes, une amère expérience de la vie, ou encore un pessimisme et un scepticisme acquis par l’étude et la méditation sur les heurs et malheurs de l’existence humaine, sur le destin des hommes, etc., peuvent déterminer indubitablement cette disproportion d’âme singulière qu’on appelle humoristique100.

Derrière le portrait que fait Pirandello de l’humoriste semble se dessiner la silhouette de Chateaubriand : l’auteur des Mémoires, nous avons eu l’occasion d’en parler, se plaît à disserter sur son penchant mélancolique ; il a traversé les affres de la Révolution et l’enfer de la Terreur, perdant la gloire de son nom et une partie de sa famille. De plus, il a su donner à son malheur personnel une visée universelle par son extrême conscience

98 Ibid.

99 Sur la mélancolie voir Mélancolies : de l’Antiquité au XXe siècle, éd. Yves Hersant, Paris, Robert

Laffont, 2005 ; Giorgio Agamben, Stanze : Parole et fantasme dans la culture occidentale, trad. Yves Hersant, Paris, Rivages, 1998 ; Paul Bénichou, L’École du désenchantement : Sainte-Beuve, Nodier,

Musset, Nerval, Paris, Gallimard, 1992 ; Erwin Panofsky et Raymond Klibansky, Saturne et la mélancolie : études historiques et philosophiques : nature, religion médecine et art, Paris, Gallimard,

1989 ; Jean Starobinski, La Mélancolie au miroir : trois lectures de Baudelaire, Paris, Julliard, 1989.

100

de la fragilité des empires et de la fatalité qui brise les destins des nations comme des individus. Finalement, les lectures de Rousseau et les méditations dans les bois de Combourg viennent compléter ce portrait psychologique qui fait de Chateaubriand, selon les critères de Luigi Pirandello, un homme prédisposé à l’humour.

L’humoriste et le mélancolique partagent une même lucidité et cultivent tous deux cette « absence au monde », étrange mélange de souffrance et de créativité. C’est certainement la voie qui fut la plus profitable à la génération romantique : une disposition litigieuse où rires et larmes se rejoignent et coopèrent. Dans cette optique, Léon Dumont définit l’humour comme « la mélancolie d’une âme supérieure à qui il arrive de plaisanter101 » et insiste sur l’importance de l’ « humour triste » : « Quand on observe qu’un homme a de l’humour, c’est ordinairement de l’humour triste qu’on veut parler […]. C’est dans ce sens que le mot humour joue un si grand rôle dans les théories romantiques102 ». Il constate alors que « l’alliance de la mélancolie avec la plaisanterie n’est étonnante que pour ceux qui considèrent le rire comme étant exclusivement le signe de la joie103 ».

Mais plus qu’un état d’esprit similaire, l’humour semble être à la mélancolie l’un des seuls recours possibles. De cette manière, Hippocrate, Galien puis Joubert ont tous trois perçu le rire de Démocrite non comme un symptôme de folie, mais comme le seul moyen qu’avait le philosophe pour lutter efficacement contre sa mélancolie et préserver ainsi sa santé mentale. Il semblerait, selon les médecins, que le rire permette de purger le corps des excès de bile noire qui l’empoisonne. L’humour serait alors l’antidote ultime, mis à disposition du patient par Dieu lui-même, pour lutter contre la mélancolie. On peut donc prétendre, avec Freud, qu’un humoriste est un mélancolique qui se soigne. En effet, le psychanalyste définit l’humour comme « un moyen de défense contre la douleur », résultat d’un surinvestissement du surmoi pour protéger le moi souffrant104. De cette manière, si la douleur physique et morale apparaît à Freud comme le principal obstacle au comique, l’humour permet au malade « d’atteindre au plaisir en dépit des affects pénibles qui devraient le troubler105 ».

A ce stade de l’analyse, il convient de préciser que si la célèbre mélancolie chateaubrianesque peut être interprétée comme une posture que l’auteur adopte, elle

101

Léon Dumont, Les Causes du rire, éd. cit., p. 118.

102 Ibid., p. 117. 103 Ibid., p. 119.

104Sigmund Freud, Le Mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, éd. cit.,p. 279. 105

n’en demeure pas moins un trait de son caractère et de sa personnalité. En exagérant sa tristesse et en forçant le trait, l’auteur des Mémoires force l’adhésion du public et inaugure une poésie doloriste et quelque peu larmoyante. Mais, parallèlement, il développe, par le biais de l’humour, une véritable thérapie littéraire pour se libérer de cette pénible inclination au spleen.