• Aucun résultat trouvé

En Italie, pays des arts et de la civilisation, le nivellement susceptible d’alimenter la satire est encore plus marqué : les souvenirs de l’Empire romain cohabitent avec une réalité bien moins glorieuse. Ainsi, visitant la villa Adriana à Tivoli, Chateaubriand débute par la découverte du théâtre :

Le fils de la fermière, petit garçon presque tout nu, âgé d’environ douze ans, m’a montré la loge et les chambres des acteurs. Sous les gradins destinés aux spectateurs, dans un endroit où l’on dépose les instruments de labourage, j’ai vu le torse d’un Hercule colossal, parmi des socs, des herses et des rateaux : les empires naissent de la charrue, et disparoissent sous la charrue52.

La proximité du monde des arts (théâtre et sculpture) et du monde de l’agriculture, soit de l’apogée et de la base de la civilisation, reflète la cyclicité destructrice du temps, au travers d’une ironie situationnelle. L’ironie est encore amplifiée par un bouleversement hiérarchique lorsque Chateaubriand remarque que « l’intérieur du théâtre sert de basse- cour et de jardin à la ferme ; il est planté de pruniers et de poiriers53 ». L’art au service de l’agriculture illustre parfaitement la mise à plat des valeurs que provoque le temps, ainsi que la vanité des efforts humains.

Méditant sur la chute des empires et sur la décadence promise à toute civilisation, Chateaubriand en vient naturellement à songer aux récents événements qui ont secoué son pays. Il établit peut-être alors un parallèle discret entre les porcs de la ferme et les révolutionnaires français :

Un troupeau de porcs noirs fouilloit et bouleversoit le gazon qui recouvre les gradins du théâtre : pour ébranler les siéges des maîtres de la terre, la Providence n’avoit eu besoin que de faire croître quelques racines de fenouil entre les jointures de ces siéges, et de livrer l’ancienne enceinte de l’élégance romaine aux immondes animaux du fidèle Eumée54.

En 1792, à son retour d’Amérique, Chateaubriand n’avait pas fait une peinture bien différente des réunions des clubs révolutionnaires, qui prenaient comme quartiers des églises détruites, dont les statues de saints brisées servaient dès lors de gradins :

52 Chateaubriand, Voyage en Italie, éd. cit., p. 648. 53 Ibid.

54

Des charpentes abattues, des bancs boiteux, des stalles démantibulées, des tronçons de saints roulés et poussés contre les murs, servaient de gradins aux spectateurs crottés, poudreux, soûls, suants, en carmagnole percée, la pique sur l’épaule ou les bras nus croisés55.

Il est certes amusant d’observer qu’un cochon puisse faire tomber un trône, d’autant plus que toute la génération de Chateaubriand a vu son roi se faire couper la tête par les partisans de la Terreur. Partant, les porcs détruisant un théâtre romain illustrent, au-delà de l’ironie flagrante de cette situation, le sort de toute civilisation, inexorablement vouée à la destruction.

Le théâtre de la villa Adriana n’est pas l’unique exemple de ce genre d’ironie démystificatrice, qui met côte à côte la grandeur du passé et du triste reflet que lui offre le présent. Visitant, dans la même ville, le temple des Stoïciens, Chateaubriand se laisse aller à des réflexions similaires :

Le laboureur du patrimoine de Saint-Pierre fait aujourd’hui sécher sa moisson sur la caserne du légionnaire romain. Quand le peuple-roi et ses maîtres élevoient tant de monuments fastueux, ils ne se doutoient guère qu’ils bâtissoient les caves et les greniers d’un chevrier de la Sabine, ou d’un fermier d’Albano56.

La loi de la charrue n’épargne pas non plus la mythologie antique, qui n’échappe donc pas à la mise à plat des valeurs : « J’ai gagné de là le temple de Pluton et de Proserpine […]. Ce temple est maintenant la demeure d’un vigneron, je n’ai pu y pénétrer ; le maître comme le dieu n’y était pas57 ».

Le voyage en Italie qu’entreprend Chateaubriand en 1804 devait le plonger au cœur de la civilisation européenne. Au lieu de cela, le jeune diplomate désillusionné, encore attristé par la mort de Pauline de Beaumont, ne perçoit qu’un pays déchu, où la gloire d’autrefois est ironiquement contrebalancée par le grotesque de la situation présente. En Italie comme en Orient, la grandeur du passé est soumise à la tyrannie du présent. Dans cet ancien empire si glorieux, le monde des arts, la puissance de l’armée romaine, la beauté de la mythologie, sont tous victimes de la cyclicité du temps, qui rapproche toujours le sommet de la base. Le regard que le secrétaire de légation porte sur ce pays reflète à la fois l’ironie de ce nivellement et la vanité des grandes civilisations, soumises à des lois destructrices bien plus fortes que les efforts humains.

55 Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, t. I, éd. cit., p. 447. 56 Chateaubriand, Voyage en Italie, éd. cit., p. 651.

57

En 1833, alors qu’il visite Venise, l’ambassadeur déchu porte le même regard sur l’Italie que lors de son premier voyage : nulle part ailleurs les ravages du temps ne s’affichent si nettement ; la coprésence d’un passé glorieux et d’un présent décevant y est particulièrement sensible. « Venise commence à un clocher et finit à un café : à travers la succession des âges et des chefs-d’œuvre, elle va de la basilique de Saint- Marc à une guinguette58 », note amèrement le mémorialiste qui se promène dans les rues de la cité des doges, accomplissant du même coup un voyage à travers le temps. Il faut dire que l’occupation autrichienne de Venise, en livrant la ville au pouvoir d’un peuple peu concerné par son histoire culturelle, n’est pas sans rappeler les préjudices de la domination ottomane en Grèce. Par conséquent, ayant anticipé les merveilles des fêtes du Lido, Chateaubriand se montre déçu du spectacle et se laisse aller, une fois de plus, à une description satirique, qui tourne en dérision l’envahisseur inopportun :

Je m’attendais à quelque chose de ces fiancés, de ces pommes et fleurs d’oranger, de ces joyaux transformés en riantes parures, de ces repas mêlés de chants et de Malvoisie, et je vis de lourds soldats autrichiens, en sarrau et en souliers gras, walser ensemble, pipe contre pipe, moustache contre moustache59.

Le vieil ambassadeur de la monarchie déchue, le jeune aventurier sur les traces de Rousseau, l’écrivain en pèlerinage, tous sont déçus par le spectacle qui s’offre à eux. D’Amérique en Orient, en passant par l’Italie, le schéma est partout le même : les attentes du voyageur, issues de ses nombreuses lectures préparatoires60 sont contrariées par une réalité décevante, souvent dépeinte grotesquement par le satiriste qui s’empare alors de l’écrivain. Si le fréquent contraste entre les gloires du passé et la médiocrité du présent permet à l’écrivain-voyageur quelques descriptions cocasses, celles-ci se situent aux limites du comique, tant est grande la tristesse qui filtre au travers de ces épisodes déceptifs. Il convient donc d’esquisser un parallèle entre ce comique démystificateur, briseur de rêve et fidèle serviteur d’une réalité indemne de toute idéalisation, et l’inclination mélancolique de son auteur, véritable signature artistique de l’Enchanteur depuis la publication de René.

58 Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, t. II, éd. cit., p. 1394-1395. 59 Ibid., p. 1400.

60