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Genèse des récits de voyage romantique et humoristique

La naissance du voyage romantique, à laquelle contribue Chateaubriand, s’inscrit dans la contre-tradition du voyage humoristique. En effet, comme le constate Alain Guyot, ces deux types de voyage sont intimement liés, dans la mesure où ils cherchent tous deux à rompre avec la tradition du voyage éclairé :

37 Ibid. 38 Ibid., p. 52. 39

Charles De Brosses, Lettres familières écrites d’Italie, dans Yves Hersant, Italies. Anthologie des

voyageurs français aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Robert Laffont, 1988, p. 17.

40 Daniel Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, Paris,

Fayard, 2003, p. 176.

41

La mission dont il [l’écrivain romantique] se charge semble d’autant plus redoutable que les progrès des Lumières avaient conduit à une réhabilitation d’un récit de voyage « sérieux », à caractère scientifique, voire encyclopédique, à l’opposé de l’écriture littéraire42.

Aussi remarque-t-il : « Les écrivains en voyage au temps du Romantisme passent beaucoup de temps à rire, et surtout à faire rire les lecteurs de leurs récits43 ».

Or, si le voyage éclairé, forme extrême du voyage savant, triomphe à l’époque où la philosophie des Lumières gagne de l’ampleur, il semble naturel qu’après la Révolution – et surtout après les dérives de cette dernière –, qui sonne comme la conséquence désastreuse de l’utopie des philosophes, la tendance s’inverse et qu’une nouvelle forme de voyage détrône la tradition savante. Se détachant sciemment des modèles véhiculés par les siècles précédents, le récit de voyage romantique cherche, par conséquent, à « se définir a contrario44 » en rejetant le rationalisme des philosophes. Les critères d’objectivité qui présidaient aux relations viatiques traditionnelles sont sacrifiés au profit d’une écriture de la subjectivité, pour ne pas dire de la sentimentalité. C’est ce glissement focal qui marque l’acte de naissance du voyage romantique, comme le résume Alain Guyot :

Ce qui désigne en propre le récit de voyage à l’orée du romantisme, c’est le remplacement d’une économie descriptive orientée vers l’objet au profit d’une économie narrative fondée sur le sujet45.

Si, comme nous l’avons mentionné plus haut, les récits viatiques traditionnels étaient déjà rédigés à la première personne, le moi objectif du voyageur savant cède à un

moi subjectif – défini par Friedrich Wolfzettel comme « un moi confidentiel, pathétique

et solitaire46 » – qui laisse ses impressions personnelles envahir l’espace des connaissances et des expériences scientifiques. Là où le voyageur traditionnel se vantait de son objectivité et de son impartialité, le nomade romantique ne cache pas ses impressions subjectives et ne craint plus d’émettre des jugements de valeur.

42

Alain Guyot, « (Dé)voy(ag)er : le rire de l’écrivain romantique en voyage, ou le genre subverti »,

Recherches et travaux, 67, 2005, p. 132.

43 Ibid., p. 128.

44 Jean-Claude Berchet, « La préface des récits de voyage au XIXe siècle », dans Écrire le voyage, textes

réunis par György Tverdota, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 1994, p. 10.

45 Alain Guyot et Roland Le Huenen, L’Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand, l’invention du

voyage romantique, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006, p. 12.

46 Friedrich Wolfzettel, Le Discours du voyageur: pour une histoire littéraire du récit de voyage en

Par conséquent, l’écriture neutre et peu sophistiquée du récit savant, qui visait la simplicité et la transparence, tend à être remplacée par un style littéraire et poétique, chargé de transmettre au lectorat les émotions du voyageur. L’évolution de l’écriture du voyage au XIXe siècle repose donc sur une double émancipation, ainsi que l’explique Jean-Claude Berchet :

Contre la prétention encyclopédique du « tableur raisonné », de la synthèse objective à la Volney, elle revendique le droit à un amateurisme qui semble le gage de la sincérité du narrateur. On refuse du même coup, sur le plan formel, les contraintes de genre, pour emprunter au roman la diversité de ses techniques narratives47.

Berchet place donc sur le même plan – ou plutôt considère comme conséquences d’une même émancipation littéraire – l’inscription du regard subjectif, voire amateur, et la pluralité des procédés formels, qui inclut par conséquent le mélange des styles. Ces deux caractéristiques du voyage romantique permettent en effet de rompre avec le sérieux monocorde des récits viatiques traditionnels. Il apparaît alors qu’au début du XIXe siècle tout un faisceau d’éléments et d’indices permet de marquer la naissance du récit de voyage romantique.

Le périple humoristico-romantique trouve donc son fondement dans l’inscription de la subjectivité auctoriale à l’intérieur du récit viatique et réagit du même coup contre le rationalisme des philosophes. Dans cette optique, Daniel Sangsue constate que le voyage humoristique se définit contre les enjeux du voyage traditionnel48 : « Le voyageur humoristique ne se déplace ni pour des raisons religieuses, ni pour la satisfaction d’un besoin de connaissance49 ». Yorick, le protagoniste du Voyage

sentimental, lance d’ailleurs le mot d’ordre qui permettra aux voyages humoristiques de

se distinguer des entreprises scientifiques : « Nous devons sentir et non raisonner50 ». La raison du voyageur, qui guidait les pas de ce dernier et qui devait en retour être enrichie par l’expérience viatique, est donc remplacée par un rapport plus sensuel à la

47 Jean Claude Berchet, « Introduction », dans Le Voyage en Orient. Anthologie des voyageurs français

dans le levant au XIXe siècle, Paris, Robert Laffont, 1985, p. 11.

48 Daniel Sangsue montre également que le voyage humoristique se développe contre tout ce que crée le

tourisme. De cette façon, ce type de voyage constitue avant tout un renversement comique d’un code en vigueur, ce code variant en fonction des époques. Si les récits viatiques de Stendhal ou de Töpffer se définissent à l’encontre du tourisme de masse et de l’ennui qui en découle, les textes sternien et maistrien s’opposent de leur côté également à la tradition savante.

49 Daniel Sangsue, « Le Récit de voyage humoristique (XVIIe-XIXe siècles) », loc. cit., p. 1141.

50 Laurence Sterne, Voyage sentimental, Paris, À l’enseigne du pot cassé, 1927, p. 168. C’est l’auteur qui

nature : le monde extérieur est ainsi intériorisé et transformé au gré des fantaisies de l’écrivain-voyageur.

Plus qu’une simple métamorphose, le voyage humoristique propose un véritable renversement parodique, voire ironique, des codes traditionnels. Dénigrant les destinations lointaines aux relents d’exotisme, les imitateurs de Sterne favorisent la proximité, à l’instar de Xavier de Maistre, qui se contente de parcourir sa chambre, alors que le voyage traditionnel privilégie « les grands centres de culture tels Rome ou Paris51 » : « Nous marcherons à petite journée, en riant le long du chemin des voyageurs qui ont vu Rome et Paris52 ». On retrouve alors chez de Maistre la tradition morale qui prône le voyage de l’âme et la stabilité du corps et qui voit le salut de l’homme dans l’immobilité et dans la claustration53. L’auteur du Voyage autour de ma chambre parodie la tradition viatique pour mieux en dénoncer l’inutilité. Comme l’explique Daniel Roche, de Maistre condamne le mirage de l’exotisme et montre à son lecteur que « la vie intérieure et le rêve peuvent suffire à l’évasion54 ».

Alors que chaque départ implique généralement une organisation rigoureuse, le voyageur humoristique se soumet volontairement aux hasards que lui dicte la route, se laisse séduire par l’imprévu, n’hésitant pas à infléchir son chemin, favorisant les détours, les trajectoires aléatoires et les zigzags55, et se moque facilement de ceux qui planifient soigneusement leur itinéraire :

Mundungus, écrit Sterne, avec une immense fortune, fit le tour complet ; allant de Rome à Naples, de Naples à Venise, de Venise à Vienne, à Dresde, à Berlin sans avoir à citer une seule impression généreuse ni une anecdote intéressante ; mais il

51 Daniel Sangsue, « Le Récit de voyage humoristique (XVIIe-XIXe siècles) », loc. cit., p. 1141.

52 Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre, éd. Florence Lotterie, Paris, Flammarion, 2003, p.

44.

53

Voir Daniel Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, éd. cit., p. 125.

54 Ibid., p. 127.

55 Daniel Sangsue, « Le Récit de voyage humoristique (XVIIe-XIXe siècles) », loc. cit., p. 1142. On lit

dans le Voyage sentimental : « Il est rare que j’aille à l’endroit pour lequel je me mets en route » ou encore : « Je suis gouverné par les circonstances, je ne puis les gouverner » (éd. cit., p. 130-131) et dans Le Voyage autour de ma chambre : « Je la [la chambre] traverserai souvent en long et en large, ou bien diagonalement, sans suivre de règle ou de méthode. – Je ferai même des zigzags, et je parcourrai toutes les lignes possibles en géométrie, si le besoin l’exige » et plus loin : « Lorsque je voyage dans ma chambre, je parcours rarement une ligne droite : je vais de ma table vers un tableau qui est placé dans un coin ; de là je pars obliquement pour aller à la porte ; mais, quoiqu’en partant mon intention soit bien de m’y rendre, si je rencontre mon fauteuil en chemin, je ne fais pas de façon et je m’arrange tout de suite » ( éd. cit., p. 47-48).

avait voyagé droit devant lui, ne regardant ni à droite ni à gauche de peur que l’Amour ou la pitié ne le détournassent de sa route56.

La marche et la démarche du voyageur humoristique se veulent donc libératrices autant que fantaisistes. Ce dernier, n’ayant aucune emprise sur son itinéraire, suivant sans opposition le chemin que le hasard lui trace, opte pour une esthétique du méandre, du détour et du zigzag, prouvant ainsi que voyageur comme écrivain humoristiques n’obéissent à aucune règle et ne prétendent à aucune maîtrise. Le narrateur du Voyage

autour de ma chambre souligne d’ailleurs l’extrême spontanéité de son expérience :

Je n’aime pas les gens qui sont si forts les maîtres de leurs pas et de leurs idées, qui disent : « Aujourd’hui je ferai trois visites, j’écrirai quatre lettres, je finirai cet ouvrage que j’ai commencé. » - Mon âme est tellement ouverte à toutes sortes d’idées, de goûts et de sentiments ; elle reçoit si avideqment tout ce qui se présente !... – Et pourquoi refuserait-elle les jouissances qui sont éparses sur le chemin difficile de la vie ? Elles sont si rares, si clairsemées, qu’il faudrait être fou pour ne pas s’arrêter, se détourner même de son chemin pour toutes celle qui sont à notre portée57

Finalement, au sérieux du voyage savant, l’humoriste en vadrouille préfère la joie de vivre et la bonne humeur. Aussi Yorick remarque-t-il : « Je plains l’homme qui peut voyager de Dan à Bersabée, et s’écrier : Tout est stérile. – Eh ! oui, sans doute et la terre entière l’est pour celui qui ne cultivera pas les fruits qu’elle offre58 », et le narrateur du

Voyage autour de ma chambre s’exclame-t-il : « Que tous les malheureux, les malades

et les ennuyés de l’univers me suivent !59 ».

Alors que les voyages de Sterne et de de Maistre renoncent à tout itinéraire préétabli – refusant du même coup la visite des grandes capitales européennes ou des pays exotiques – et s’affranchissent également du sérieux généralement inhérent à toute expérience viatique, la forme de leurs récits mime l’aléatoire de leurs trajectoires et le non-sérieux de leurs états d’esprit. A un nouveau type de voyage correspond logiquement un récit qui rompt également avec la tradition, refusant la linéarité attendue. Interruptions et digressions caractérisent cette nouvelle forme de récit viatique, qui cherche à déconditionner un lectorat astreint aux idées reçues. D'autre part, les récits humoristiques et sentimentaux se plient aux exigences du climat littéraire

56 Laurence Sterne, Voyage sentimental, éd. cit., p. 49.

57 Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre, éd. cit., p. 48. 58 Laurence Sterne, Voyage sentimental, éd. cit., p. 48.

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mondain et substituent au pédantisme un ton enjoué et léger, qui n’hésite pas à se faire franchement comique ou satirique. Cette écriture propre aux voyages amusants permet aux écrivains de « diversifier les tons et les discours afin de soutenir l’intérêt de la lecture [et] à balancer un passage trop austère, trop dramatique ou trop sentimental60 ». De cette façon, il semble évident que l’engouement pour les récits de voyage humoristiques intervient précisément au moment où le genre viatique fait son entrée dans le champ de la littérature et doit donc se soumettre aux exigences d’un public différent.

Ce renversement des codes permet au voyage humoristique d’inaugurer un art nouveau, dont les protagonistes de ces récits parodiques sont pleinement conscients, comme le constate le narrateur du Voyage autour de ma chambre :

Dans l’immense famille des hommes qui fourmillent sur la surface de la terre, il n’en est pas un – non pas un seul (j’entends de ceux qui habitent des chambres) – qui puisse après avoir lu ce livre, refuser son approbation à la nouvelle manière de voyager que j’introduis dans le monde61.

Quant à Yorick, il note simplement : « Mes voyages et mes observations seront d’une nature différente de ceux de tous mes prédécesseurs62 ». Soulignant le caractère novateur de l’expérience qu’il propose à son lecteur comme du périple qu’il entreprend, le voyageur humoristique se donne les moyens d’échapper à la rigueur qui fixait jusqu’alors la tradition et, partant, de s’attribuer une liberté inconnue jusqu’alors.

CHATEAUBRIAND VOYAGEUR : ENTRE VOLNEY ET STERNE

Il est évident que la période à laquelle Chateaubriand voyage marque un tournant dans l’évolution du genre viatique63 et que ce dernier se trouve, par conséquent, confronté à un dilemme sur lequel repose le voyage littéraire et romantique. Ne voulant sacrifier ni l’objectivité scientifique de la relation, ni la forme artistique de la création, Chateaubriand remet en question l’identité générique du récit viatique. L’auteur des

60Alain Guyot, « (Dé)voy(ag)er : le rire de l’écrivain romantique en voyage, ou le genre subverti », loc.

cit., p. 133.

61 Xavier de Maistre, Voyage autour de ma chambre, éd. cit., p. 42. 62 Laurence Sterne, Voyage sentimental, éd. cit., p. 22.

63 Daniel Roche, Humeurs vagabondes. De la circulation des hommes et de l’utilité des voyages, éd. cit.,

Mémoires d’outre-tombe occupe donc une position charnière entre tradition et

innovation, qu’il convient d’examiner plus en détail. Notons cependant que l’œuvre viatique de Chateaubriand se déploie sur une longue période et que les notes du jeune aventurier qui rédige le manuscrit américain ou les pages du vieux mémorialiste qui chemine sur les routes de l’Europe de l’Est ne sont pas dictées par les mêmes impératifs.