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Le concept de « rationalité », dont il sera question ici, découle du concept de « raison ». Le concept de raison, en tant que trait distinctif de l’humain, est commun à la philosophie grecque antique (en particulier aristotélicienne) et au christianisme. Le concept de raison porte avec lui la conviction que l’humain, comparativement aux autres êtres vivants, serait en mesure d’accéder à des schèmes de pensée lui permettant de guider ses actions et de dominer ses passions en faisant le calcul (ratio, en latin) de ses risques d’échec ou de réussite. La notion de rationalité, plus récente, se serait quant à elle généralisée dans le domaine des sciences humaines et sociales seulement au XXe siècle, au fil des tentatives scientifiques visant à étudier le comportement humain (Boudon, 2009). Elle désigne, de manière générale, le processus de mise en œuvre de la raison par un individu mu par un objectif donné, dans un contexte donné. Dans un sens strict, elle désigne :

le processus par lequel, étant donné un projet ou un programme, on choisit des moyens plus appropriés – si bien sûr on les a trouvés – que ceux qu’on utilisait jusque là pour atteindre les objectifs définissant le projet ou le programme. Elle désigne en même temps l’effort fait pour préciser la nature du programme. On la voit à l’œuvre de la façon la plus visible dans la science, dont les progrès dépendent de circonstances extérieures et de données structurelles, mais qui est aussi animée par un processus endogène de rationalisation diffuse : elle cherche constamment à imaginer des moyens permettant de mieux respecter son programme : mieux comprendre le réel ; en expliquer plus, l’expliquer mieux (Boudon, 2002, p. 119-120, les italiques sont de l’auteur).

La théorie de la rationalité cognitive boudonienne défend l’idée selon laquelle la pensée de sens commun contient des propositions normatives et évaluatives permettant aux individus de juger d’autres individus et de prendre position par rapport à des enjeux sociaux

(Boudon, 2006). Elle considère également que tout phénomène social s’explique davantage par l’agrégation des processus décisionnels et des comportements individuels que par l’influence de déterminants sociaux, économiques ou culturels. Elle invite donc à pratiquer une sociologie qui consiste à expliquer les phénomènes globaux qu’on ne peut comprendre de manière spontanée en se penchant sur des phénomènes singuliers circonscrits (Bondon, 2010 ; Boudon et Fillieule, 2012). Comme l’explique Boudon (2009) :

(La théorie de la rationalité cognitive) affirme que toute action sociale tend à s’appuyer sur des raisons. Or on ne peut percevoir une raison comme valide que si on a l’impression qu’autrui la percevrait comme telle. C’est pourquoi l’action sociale de l’individu inspiré par la rationalité cognitive a vocation à représenter l’atome des sciences sociales. C’est seulement à partir de cet atome qu’on peut expliquer un phénomène social macroscopique, quel qu’il soit (…) Cela ne démontre pas que l’être humain soit rationnel, mais que les comportements

sociaux de l’individu doivent être analysés sauf preuve du contraire comme

rationnels (Boudon, 2009, p. 120, les italiques sont de l’auteur).

La théorie de la rationalité cognitive part également du principe selon lequel « l’être humain a toujours des raisons de croire à ce à quoi il croit » (Boudon, 2013, p. 177). Le travail du chercheur adoptant cette théorie consiste alors à identifier les raisons pour lesquelles les individus agissent comme ils le font, même si leurs actions paraissent complètement irrationnelles de prime abord. Comme l’explique Clément (1999) :

Autrement dit, si l’acteur social admet des représentations qui, dans bien des cas, peuvent sembler absurdes, c’est parce que celles-ci ont un sens pour lui et qu’elles lui paraissent vraies. Et la tâche du sociologue réside précisément dans la mise au jour des bonnes raisons qui ont présidé! à l’adhésion aux croyances qui semblent, du moins dans un premier temps, irrationnelles aux yeux d’un observateur extérieur. Ce n’est qu’en tout dernier lieu qu’il s’autorisera à recourir à des forces irrationnelles pour rendre compte de croyances décidemment trop insensées. (Clément, 1999, p. 393).

Un exemple cher à Boudon, repris par Clément (1999), illustre le cas d’une action qui peut sembler irrationnelle à première vue, mais qui est en fait le résultat d’un processus de réflexion raisonné :

La tendance des paysans indiens à engendrer de nombreux enfants, par exemple, peut nous paraître irrationnelle dans un premier temps, tant le nombre de bouches à nourrir pèse sur la situation déjà précaire des familles. Pourtant, ce comportement cesse d’être irrationnel une fois situé dans son contexte social : en l’absence de système de sécurité sociale, les enfants sont en effet une source

de sécurité pour leurs vieux jours. Ainsi, si l’on se départit de notre regard d’Occidentaux, on s’aperçoit que les paysans ont de très bonnes raisons d’agir comme ils le font, même si l’effet cumulé de leurs comportements aboutit à des conséquences globales catastrophiques (Clément, 1999, p. 392).

Le recours à la théorie de la rationalité cognitive nous permet ainsi de constater que certains choix faits par les adolescents en matière de sélection des informations importantes à diffuser, par exemple, peuvent paraître irrationnels à première vue, mais qu’ils sont en réalité le résultat d’un processus de réflexion motivé par des raisons personnelles. Et c’est bien là l’objectif de la sociologie cognitive proposée par Boudon :

Selon la sociologie cognitive telle que je la conçois à partir d’une réflexion méthodique sur les travaux de grands sociologues classiques et modernes, expliquer un comportement, une action ou une croyance individuelle, c’est reconstruire les raisons qui en rendent compte dans l’esprit de l’individu. Ces raisons sont généralement affectées par les paramètres individuels et contextuels qui le caractérisent. Il n’en résulte pas qu’elles sont subjectives. Une raison n’est en effet généralement perçue comme telle par l’individu que s’il a le sentiment qu’elle a vocation à être approuvée. Expliquer une action ou une croyance collective, c’est retrouver les raisons des individus idéal-typiques qui composent le groupe. Beaucoup des analyses convaincantes de la sociologie reposent sur le modèle cognitif ainsi conçu. Il a la propriété! d’éviter les explications faisant appel aux forces irrationnelles conjecturales d’origine biologique, socioculturelle ou psychologique qu’évoquent d’autres programmes de recherche. Il permet aussi de surmonter les difficultés des programmes qui réduisent la rationalité! à sa dimension instrumentale. Il prête en outre à la rationalité! une dimension cognitive et conçoit la rationalité axiologique comme une déclinaison de la rationalité! cognitive (Boudon, 2011, p. 43).

2.1.2! Le contexte

Bien que la théorie de la rationalité cognitive soit fondée sur le principe selon lequel les phénomènes sociaux sont les résultats des actions des individus (Assogba, 1999 ; Dubois, 2000), il importe toutefois de préciser qu’elle ne néglige pas pour autant les paramètres situationnels dans lesquels se réalisent ces processus et leurs résultats. En effet, elle accorde une importance primordiale aux contextes des actions. Même si la théorie de la rationalité cognitive conçoit tous les individus vivant en société comme des êtres de raison, elle reconnaît néanmoins qu’ils ne sont pas tous également disposés à faire usage de la raison, dépendamment des contextes dans lesquels et par rapport auxquels ils doivent le faire. En effet, comme l’explique Boudon (2013) : « les phénomènes sociaux doivent s’analyser comme

les effets de comportements et de croyances individuelles idéaltypiques inspirés par des raisons personnelles et impersonnelles compréhensibles eu égard aux paramètres caractérisant le contexte de l’individu : son contexte personnel et son contexte socio-historique » (p. 68). En clair, selon la théorie de la rationalité cognitive, l’individu doit « faire avec » avec les paramètres du contexte dans lequel il agit, mais il n’est toutefois pas déterminé par ceux-ci. On n’entend donc pas ici que les individus peuvent agir à leur guise ou « à leur fantaisie », pour reprendre l’expression de Boudon et Bourricaud (2011).

Selon la théorie de la rationalité cognitive, les structures sociales sont des paramètres qui cadrent ce qu’il est possible de produire comme action, mais elles ne produisent pas elles- mêmes ces actions (Boudon, 1977). Cette importance accordée à l’inscription du sujet dans un contexte donné, qui est au cœur de la théorie de la rationalité cognitive, est la raison pour laquelle nous avons circonscrit dans les détails le contexte dans lequel se déroulent les actions qui nous intéressent. Ainsi, il était important pour nous de définir, entre autres, le profil d’usage des technologies numériques et des médias sociaux chez les Québécois et de faire état des compétences des adolescents en matière de production et de publication d’informations, pour mieux situer et expliquer leurs processus de réflexion.

En outre, la question du contexte des actions était importante à considérer selon nous, puisque les vidéos et les discours d’adolescents que nous avons étudiés dans cette thèse n’ont pas été produits dans les mêmes contextes. Certaines des vidéos que nous avons analysées ont été produites en contexte scolaire alors que d’autres ont été produites dans un cadre informel. Nous souhaitions donc, dans cette thèse, observer la variation possible des discours des vidéastes en fonction de leur contexte d’action. Comme nous l’expliquerons plus loin, cet objectif n’a toutefois pas été atteint, étant donné l’impossibilité d’identifier hors de tout doute les contextes de production de chacune des vidéos analysées.