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Avant de présenter en profondeur les idées défendues par la théorie de la rationalité cognitive, nous nous permettons de citer longuement le sociologue Rocher (1999), qui résume

clairement le travail sociologique de Boudon. Ses propos éclaireront l’exposé théorique et conceptuel qui suivra :

Raymond Boudon a opté pour une sociologie qui trouve son point de départ épistémologique dans le sujet humain, l’acteur social. Il rejette les explications des phénomènes sociaux à partir d’entités collectives abstraites, qui s’imposeraient aux individus de l’extérieur, que l’on recoure à « l’inconscient collectif » ou à « la classe sociale » ou encore à « la bureaucratie ». Méfiant à l’endroit de ces explications passe-partout, Raymond Boudon s’est fait l’interprète de l’autonomie de la personne, une autonomie qui se gère et se négocie sans arrêt au sein de contraintes qui ne sont jamais totalement déterministes. Toute sa méthodologie repose sur la démarche qui consiste à s’insérer dans le point de vue de l’acteur, à adopter une posture d’empathie pour comprendre de l’intérieur ce que pensent les acteurs sociaux et ce qui motive leurs décisions et leurs conduites. On reconnaît ici l’influence manifeste, et d’ailleurs reconnue, de Max Weber, qui traverse toute l’œuvre de Raymond Boudon et la situe dans ce qu’on peut appeler très largement l’école de la sociologie de l’action.

Là où Raymond Boudon a fait preuve d’une pensée originale et personnelle au sein de cette école, c’est par l’insistance et la persistance qu’il a mises à rechercher la rationalité des acteurs. Dans le grand débat jamais terminé, à la fois philosophique et sociologique, sur le thème de la rationalité, Raymond Boudon a pris fait et cause en faveur de la rationalité. Il faut entendre par là qu’il s’oppose aux explications trop faciles qui recourent aux différentes formes d’irrationalité. Non qu’il nie celle-ci, mais avant de l’invoquer, comme en dernier ressort, Raymond Boudon a bien des fois prouvé que l’explication par la rationalité des acteurs fait bien plus de sens que celle qui invoque leur irrationalité. L’acteur n’est ni aveugle ni incapable ; il sait généralement reconnaître les éléments de son contexte, évaluer les chances et les obstacles et prendre les décisions qui lui paraissent les plus efficaces (Rocher, 1999, p. xiii- xv).

Ainsi, comme le mentionne Rocher, la théorie de la rationalité cognitive, qui est mobilisée dans cette thèse, peut être classée dans ce qui est convenu d’appeler les théories sociologiques « de l’action ». Elle prend l’individu comme unité d’analyse et d’explication des phénomènes sociaux, en questionnant le pourquoi de ses actions. Elle invite ainsi le chercheur à étudier les processus cognitifs que les individus mettent en œuvre dans des contextes d’action donnés, en leur demandant de les reconstruire verbalement.

Dans le large portrait des théories sociologiques, la théorie de la rationalité cognitive est généralement présentée comme étant aux antipodes du constructivisme structuraliste (ou

structuralisme constructiviste) de Bourdieu (Bonnewitz, 2002), dans la mesure où elle sous- entend que l’individu est davantage libre d’agir comme il le souhaite qu’il n’est déterminé par des structures qui lui préexistent. Contrairement à Boudon, Bourdieu (1980), dans sa théorie de la pratique, postule que les structures objectives orientent davantage les comportements des individus que les processus cognitifs qu’ils sont en mesure de mettre en œuvre. C’est d’ailleurs pourquoi Bourdieu a toujours vu comme suspectes les analyses « psychologisantes » du monde social, qui n’étaient pas en phase avec sa sociologie critique « de combat », comme le note Corcuff (2003).

Toujours dans le large portrait des théories sociologiques, la théorie de la rationalité cognitive de Boudon partage avec la théorie de la structuration de Giddens (1984) l’idée selon laquelle les individus sont capables de réflexivité et sont en mesure de rendre compte des idées ou des valeurs sur lesquelles ils fondent leurs actions. Toutefois, contrairement à la théorie de la structuration, la théorie de la rationalité cognitive ne cherche pas à identifier, dans le discours des individus, les références aux facteurs pouvant contraindre ou faciliter leurs actions, mais bien à identifier la nature des informations qui les orientent. Bref, la théorie de la rationalité cognitive se penche sur l’étude des informations qui guident les actions des individus. L’intérêt de la théorie sociologique de Boudon réside ainsi dans sa capacité à rendre compte à la fois du caractère « imparfait » des informations qui circulent dans l’espace social et des limites des capacités cognitives des individus (Bronner, 2007). Selon Joignant (2000), la dimension cognitive qui occupe la théorie de la rationalité cognitive serait d’ailleurs, selon ses mots, « le véritable chaînon manquant entre la structure et l’agent » (p. 189) qui préoccupe Bourdieu et Giddens.

Comme nous l’avons mentionné précédemment, dans le champ de la recherche sur les adolescents et la production vidéo, l’originalité de la théorie de la rationalité cognitive réside dans l’importance accordée à la dimension cognitive de l’action sociale. Alors que les études menées jusqu’ici ont déjà étudié les pratiques médiatiques juvéniles sous l’angle de la théorie de la structuration de Giddens (1984), avec une préoccupation pour les contraintes sociales et technologiques, nous proposons ici de les étudier en nous penchant avant tout sur leur dimension cognitive.

Précisons enfin que l’idée centrale derrière la théorie de la rationalité cognitive n’est pas de faire abstraction des dimensions sociale et technique de l’action, mais bien d’y apporter un éclairage différent, sous l’angle de la cognition, afin de mieux la comprendre. Nous insistons aussi sur le fait qu’elle ne sous-entend pas que l’individu vivant en société est complètement libre d’agir comme il l’entend, mais qu’il est bien influencé par l’environnement informationnel qui l’entoure. C’est ce dont nous discuterons plus longuement dans les pages qui suivent.